jeudi 10 avril 2014

"L'opposition de Médiène à un 4èm mandat est un écran de fumée"



Interview El Watan du Vendredi 14 Février 2014, « L’opposition de Médiène à un 4èm mandat est un écran de fumée »


Professeur invité pendant l’année 2013-2014 au Center for Contemporary Arab Studies à Georgetown University (Etats-Unis, Washington DC), Lahouari Addi commente pour nous les derniers développements de la situation politique en Algérie. Son dernier ouvrage porte sur l’anthropologie politique du Maghreb (Ernest Gellner et Clifford Geertz : deux anthropologues au Maghreb, Les Editions des Archives Contemporaines, Paris, 2013).


1- Amar Saadani, secrétaire général du FLN, a ouvertement critiqué le général de corps d’armée Mohamed Mediène dit Toufik, directeur du Département de renseignement et de sécurité (DRS). Pourquoi ces critiques sont-elles faites maintenant ? Existe-t-il un lien avec la prochaine élection présidentielle ?
R. Avant de répondre à vos questions, il faut rappeler quatre caractéristiques du système de pouvoir algérien. Premièrement, il a sa propre rationalité héritée de l’histoire. Deuxièmement, il est opaque, et pour le connaître, il faut analyser les symptômes étalés dans la presse nationale. Troisièmement, l’armée est au cœur de ce système de pouvoir. Quatrièmement, elle interdit aux Algériens de faire de la politique parce qu’elle considère que la politique divise le peuple. Elle a mis sur pied un service – le DRS – qui régule le champ politique en noyautant les partis, les syndicats, les médias, etc. Mais en interdisant la politique, l’armée se politise, et c’est ainsi que des généraux, certains appartenant au DRS, ont été critiques de ce dernier service. La crise couvait depuis des années et elle a éclaté au sein de l’Etat-Major après l’attaque terroriste contre le complexe d’In Amenas. Il y a eu alors un réajustement opéré par l’Etat-Major qui a restructuré le DRS en juin dernier avec la mise à l’écart de Tartag, Fawzi, Mehanna, etc. Il a été en somme reproché au DRS d’être plus efficace à surveiller les syndicats autonomes et Ali Yahya Abdennour qu’à protéger les complexes pétroliers.     

2- Sommes-nous face à une lutte de clans autour de l’élection présidentielle qui déborde sur l’espace public?
R. Il n’y a pas eu de lutte de clans, il y a eu un réajustement dans l’organigramme de l’armée. Il faut rappeler que le DRS est un service qui dépend de l’Etat-Major au même titre que la marine, l’aviation, les transmissions, la gendarmerie, etc. La lutte contre la violence islamiste dans les années 1990 avait donné un grand poids politique au DRS qui avait pris de l’ascendant sur l’Etat-Major. Un colonel à la tête d’une unité opérationnelle avait peur d’un lieutenant du DRS, pourtant son subordonné. Il pouvait faire sur lui un rapport l’accusant de sympathies pro-islamistes. Cette situation ne pouvait plus durer parce qu’elle remettait en cause le principe même de hiérarchie des grades sur lequel repose l’armée. Par ailleurs, les officiers de la troupe nourrissaient un ressentiment à l’égard de leurs collègues du DRS quant à leur situation sociale. Un commandant du DRS possède un restaurant à Alger sous le nom de son cousin, il est associé avec son beau-frère dans une affaire import-import, et il est propriétaire d’une villa à Blida louée à une entreprise étrangère sous le nom de sa femme. A l’inverse, un colonel qui commande une unité de blindés à Tindouf, vivant de son traitement, n’a pu faire construire une maison pour sa famille à Bouira que grâce à un prêt du service social du MDN. Les militaires sont des êtres humains comme vous et moi, et ont les qualités et les défauts des personnages des Fables de La Fontaine.  
3- Est-il juste de conclure que le général major Mohamed Mediène est hostile à un quatrième mandat pour le président Bouteflika après l’avoir soutenu par le passé ? 
R. L’opposition de Médiène à un 4èm mandat est un écran de fumée. Bouteflika n’est pas candidat et personne dans la hiérarchie ne soutient sa candidature. Bouteflika attend les instructions pour se porter candidat ou pour déclarer son retrait de la vie politique. C’est une décision qui ne dépend pas de lui.
4- Les partisans du départ de Bouteflika à la fin de son troisième mandat estiment que « le capital privé », « les pouvoirs de l’argent » font du lobbying pour que l’actuel chef d’Etat reste en poste. Qu’en pensez-vous ? Peut-on croire à un déplacement de pouvoirs ?
R. Le capital privé s’est développé à l’ombre des réseaux clientélistes du régime et il soutiendra le candidat du régime. Il n’a pas la volonté ni la force politique pour faire élire un candidat. La bourgeoisie monétaire algérienne n’a pas d’autre objectif que d’accumuler de l’argent dont une partie est transférée illégalement à l’étranger. Les bourgeoisies nées des régimes arabes autoritaires ne sont ni libérales ni démocratiques. 
5- Il est dit que Said Bouteflika, frère du président, fait pression pour que le président de la République actuel brigue un quatrième mandat. Quel serait l’intérêt de Said Bouteflika de garder son frère, malade, au pouvoir ?
R. Said Bouteflika n’a pas l’influence que lui prête la rumeur rapportée par la presse privée. Il ne lui est même pas permis de démentir les mensonges le concernant. Si Bouteflika n’a pas de pouvoir (c’est moins qu’un ¾ de président), je ne vois pas comment son frère pourrait en avoir. Par ailleurs, les mœurs politiques chez nous font que la candidature du chef de l’Etat n’est pas une affaire de famille.
6- Selon vous, pourquoi Bouteflika hésite encore à annoncer sa candidature pour un quatrième mandat présidentiel ou faut-il penser à un retrait de l’actuel chef de l’Etat ? 
R. Bouteflika souhaite se faire réélire parce qu’il veut mourir au pouvoir et avoir des funérailles nationales. Mais la date de son décès dépend de Dieu, qui peut décider qu’il vive encore vingt ans, et la décision de sa reconduction dépend de l’armée.
7- Dans le cas du retrait de Bouteflika de la course pour la présidentielle, quel serait le candidat qui serait défendu par l’Etat-Major de l’armée ? Dans ce cas, les élections seront-elles ouvertes ?
R. L’armée cherche la stabilité et a peur que le pays ne connaisse le scénario des révoltes arabes. Elle va donner plus d’autonomie aux institutions de l’Etat, elle va se retirer des partis et des médias privés, mais elle restera la source du pouvoir. Je pense qu’elle va désigner un candidat qui assurera le changement dans la continuité. L’armée veut aussi que le pays ait un président qui remplisse les obligations internationales de l’Algérie et qui soit présent sur la scène nationale. Or depuis 2005, Bouteflika ne s’adresse plus à la nation, ne se déplace pas à l’intérieur du pays, ne voyage pas à l’étranger. Il n’a pas dit un mot sur les graves événements de In Amenas, il ne s’est pas déplacé dans la ville Ali Mendjli victime d’une violence sociale inimaginable, il ne s’est pas impliqué dans la tragédie que vivent les habitants du Mzab. Il a même été absent lors des deux dernières prières de l’aïd, ce que aucun chef d’Etat musulman ne rate. Depuis 2005, le pays est sans président et je pense que l’Etat-Major veut un chef d’Etat pour le pays.
8- Quels seraient, selon vous, les éventuels successeurs de Bouteflika ?
R. A mon avis, il y aura soit un comité central du FLN soit une réunion des cadres de la nation au cours de laquelle Bouteflika fera l’éloge de son bilan, remerciera tous ceux qui ont souhaité sa réélection et invitera le FLN à soutenir « le frère Ali Benflis » appartenant à la génération des généraux qui, en raison de leur âge, n’ont pas participé à la guerre de libération. Il y a des signes qui indiquent que l’Etat-Major souhaite que Ali Benflis soit élu.    
9- Le général de corps d'armée Ahmed Gaid Salah, qui cumule les postes de chef d’Etat-Major de l’armée et de vice-ministre de la Défense, serait-il le principal soutien de Bouteflika au sein des forces armées ?
R. Je ne crois pas que le général Gaid Salah ait une autorité sur l’Etat-Major composé d’officiers ayant une formation universitaire. Il me semble que cette instance fonctionne à la collégialité et je me demande s’il n’y a pas un Chef d’Etat-Major formel et un autre réel. Quand vous êtes colonel ou général, vous n’allez pas vous comporter en « coopérant technique ». Vous donnez votre point de vue sur la situation du pays. Et celle-ci est très mauvaise.
10- Revenons à la polémique provoquée par les déclarations de Amar Sâadani contre le directeur du DRS. Comment expliquez-vous le silence du ministère de la Défense nationale après cette « sortie médiatique » ?
R. Amar Saadani n’aurait jamais donné cette interview s’il n’avait pas les assurances de l’Etat-Major qui l’a choisi pour annoncer que le DRS n’a pas plus le poids politique qu’il avait. Je pense que l’Etat-Major voulait mettre à la retraite le général Médiène après l’élection présidentielle pour montrer que le nouveau président a un pouvoir que ses prédécesseurs n’avaient pas. Mais la une du Jeune Indépendant a changé la donne. Ce titre en première page est un titre de début de guerre civile.
11- Les critiques de Saadani annoncent-elles une volonté de Bouteflika et de son entourage de démanteler ou, à défaut, d’affaiblir le DRS surtout que la mise à la retraite du général Mohamed Mediène est évoquée ?
R. Bouteflika n’a aucun pouvoir, sinon celui de signer des décrets qui lui sont présentés. Depuis Boumédiène, l’Algérie n’a pas de président qui exerce l’autorité que lui donne la constitution. Chadli a écrit dans ses Mémoires qu’il était empêché par l’armée d’agir en tant que chef d’Etat. Boudiaf a été assassiné. Zéroual a démissionné suite à un désaccord avec Tewfik-Smain. Bouteflika, qui a été désigné par le numéro 2 du DRS de l’époque, a battu le record de longévité à ce poste parce qu’il avait renoncé à exercer l’autorité que lui confère la constitution. Par ailleurs, il n’y a aucun plan pour affaiblir le DRS qui va se concentrer sur ses missions d’espionnage et de contre-espionnage. Le DRS est une institution de l’Etat et l’Etat en a besoin. Il ne faut pas confondre l’institution avec les erreurs que commettent les agents de l’institution.
12- Amar Saadani estime que « La mission du DRS est de protéger le pays. On ne doit pas mêler ce département à des questions civiles ». Quelle analyse faites-vous de ce constat ? N’est-il pas curieux que le FLN, parti-instrument, parti non autonome, qui dénonce cette situation ?
R. Amar Saadani a répété ce qu’on lui a dit de dire. Je pense que les généraux et les colonels ne sont pas contents de la façon dont le DRS a contrôlé l’Etat en leur nom. Ils constatent comme tout le monde l’inefficacité de l’administration, l’incompétence du personnel choisi par le DRS, la corruption généralisée, etc. Si l’Algérie n’a pas sombré dans l’anarchie, c’est grâce au prix du baril de pétrole au-dessus de 100 dollars pendant 8 ans.
13- Par le passé, les partis comme le FFS et le RCD avaient dénoncé l’intervention de « la police politique » dans la vie nationale (Parlement, associations, presse, wilayas), mais cela n’a jamais soulevé autant de vagues que les critiques de Amar Saadani. Comment expliquer cette situation ?
R. Le modèle de l’Etat-DRS a atteint ses limites et les militaires ont réagi parce qu’il mettait en danger le régime. L’attaque contre le site pétrolier de In Amenas et l’affaire Chekib Khelil ont incité l’Etat-Major à faire rentrer le DRS dans les rangs.
14- Les défenseurs du DRS estiment que les attaques de Saadani sont « graves » en ce sens qu’elles mettraient la cohésion de l’armée en danger. Ils évoquent aussi les menaces extérieures qui pèsent sur l’Algérie. Quel commentaire faites-vous de cette conclusion ?
R. L’unité de l’armée n’est pas en danger et il n’y a pas d’opposition entre l’Etat-Major et le DRS. Il y a probablement des officiers supérieurs du DRS qui soutiennent la démarche de leurs collègues de l’Etat-Major parce que, eux-mêmes, sentaient que la situation devenait explosive. Il ne faut pas oublier que le personnel du DRS est composé de soldats qui doivent obéissance à leur instance hiérarchique. Or l’Algérie était dans une situation où des officiers du DRS ne rendaient compte ni au président ni à l’Etat-Major, ce qui est un prélude à l’anarchie. Si l’anarchie de notre administration atteint l’armée, adieu le pays.
Je voudrais ajouter quelques mots pour dire que je n’ai aucune information et je n’assiste pas aux réunions de l’Etat-Major. J’ai construit mon analyse sur la lecture des journaux qui sont une mine d’informations et sur l’observation de terrain qui me permet de prendre le pouls du système. En tenant compte de la psychologie des acteurs, j’arrive à construire la rationalité globale du système et son évolution probable.

Propos recueillis par Fayçal Metaoui

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