Pour comprendre la
crise politique, sociale et économique dans laquelle se débat l’Algérie depuis
des décennies, il convient d’analyser les rapports entre l’armée et les
présidents successifs depuis l’indépendance, à la lumière du concept de
souveraineté qui structure et définit la nature d’un régime politique. En
démocratie, elle appartient au peuple qui la transmet à des représentants qu’il
choisit lors d’élections libres. Dans les régimes autoritaires, elle est confisquée
par la force des armes sous le discours de la légitimité religieuse,
traditionnelle ou historique.
Il faut aussi revenir à l’histoire qui a fait
que, avant la fin de la guerre de libération, le leadership s’était scindé en
un pouvoir militaire incarné par l’Etat-Major de l’ALN et un pouvoir civil
représenté par le GPRA. A l’indépendance, le pouvoir militaire s’était imposé
en destituant le GPRA, imposant Ahmed Ben Bella comme président exerçant un
pouvoir formel. La forte personnalité de ce dernier et sa place dans le
mouvement national étaient telles qu’il ne pouvait s’accommoder de la tutelle
de l’armée et une crise éclata entre lui et le ministre de la Défense, le
colonel Houari Boumédiène qui le déposa le 19 Juin 1965, invoquant la
légitimité historique de l’ALN. Se déclarant héritière de l’ALN qui avait
arraché la souveraineté nationale à travers le combat anticolonial, l’ANP n’a
pas restitué cette souveraineté au peuple sous le motif qu’elle avait une
mission historique à réaliser : moderniser la société et développer
l’économie. Le colonel Boumédiène avait cependant fusionné dans sa personne les
pouvoirs réel et formel en sa qualité de chef incontesté de l’armée et de chef
du gouvernement. Sous son règne, le régime avait un projet et était plus
cohérent du point de vue institutionnel, avec à la base, le Conseil de la
Révolution qui s’était proclamé dépositaire de la souveraineté nationale au nom
de la légitimité historique, et source du pouvoir que Boumédiène incarnait avec
une autorité que personne, dans le régime, ne lui contestait. Il était en effet
le leader en sa qualité de chef de l’armée, de président du Conseil de la
révolution et de chef du gouvernement, déléguant aussi son pouvoir au
responsable de l’appareil du parti. Après consultations et réflexions, il
décidait seul de la politique à suivre. Dans les meetings populaires, pour
annoncer une décision, il levait le doigt au ciel, proclamant : kararna
bism echaab. Evidemment, il tenait compte des rapports de force dans l’armée et
parmi les anciens maquisards, mais il avait la prérogative de la décision
finale. Il tranchait en leader qui n’avait que des subordonnés. Le chef de la
Sécurité Militaire, Kasdi Merbah, lui était fidèle et le craignait ainsi que
les autres colonels dont le sort dépendant de lui. Il ne s’était pas entouré de
fortes personnalités politiques ou de collaborateurs cultivés, ne supportant
pas la concurrence, appliquant une
phrase de Clémenceau qui disait : « Si un chef veut briller, il faut
qu’il s’entoure d’imbéciles ». Boumédiène était inculte mais c’était un
génie politique. S’il avait été cultivé, l’Algérie serait aujourd’hui la Corée
du Sud de l’Afrique. Le problème est qu’à sa mort, il avait créé le vide au
sommet de l’Etat : Ferhat Abbas en résidence surveillée, le commandant
Moussa réduit en silence après des années de prison, et Aït Ahmed en exil. Sous
son règne, l’armée avait un chef politique, ce qu’elle n’a pas eu depuis sa
disparition.
A la mort de
Boumédiène, les colonels ont choisi Chadli Bendjedid pour lui succéder en
raison de sa timidité et son manque d’ambition. Succombant à la culture des
janissaires, les colonels ont choisi la collégialité militaire pour peser sur
le destin du pays. Kasdi Merbah avait mis tout son poids dans le choix de Chadli,
espérant qu’il démissionnerait quelques mois plus tard pour se poser comme le
successeur. Patriote et honnête, Chadli Bendjedid était en effet limité
intellectuellement et n’avait pas le charisme de son prédécesseur. C’était le
général Larbi Belkheir qui dirigeait les services de la présidence au nom de
l’armée. Quand il avait reconnu les résultats du premier tour des élections
législatives remportées par le FIS en décembre 1991, Chadli a été contraint de
quitter la présidence sous la menace des généraux, y compris Larbi Belkheir. Il
a été remplacé par M. Boudiaf qui n’a pas duré plus de cinq mois dans la
fonction de chef d’Etat. Il voulait se débarrasser de ceux qui l’avaient fait
roi, mais il s’était pris comme un novice, et a été assassiné pour avoir refusé
la tutelle de l’armée. Après un intermède d’un an de Ali Kafi, le général
Liamine Zéroual a été désigné comme chef d’Etat en 1994, élu en 1996, mais a dû
démissionner fin 1998 parce que les généraux avaient refusé qu’il négocie une
sortie de crise avec les chefs du FIS. Connaissant la détermination de ses
collègues, Zéroual a préféré se retirer dans sa ville natale, dans les
Aurès. Bouteflika lui a succédé, battant
le record de longévité à ce poste parce qu’il a accepté d’être un président pour
la forme, endossant l’accord entre le DRS et l’AIS signé sous la supervision du
général Smaïn, cet accord que Zéroual avait refusé. L’histoire retiendra que
Bouteflika a été le président le plus faible face à l’armée. Pour exprimer son
opposition aux généraux, il lui arrive de bouder pendant des semaines et de
faire la grève de la signature des décrets qui lui sont imposés.
De 1999 à ce jour,
Bouteflika n’a pas pris une seule décision dont les historiens se rappelleront,
et n’a jamais confronté les généraux, dont certains ont été impliqués dans de
graves affaires qui portent atteinte aux intérêts du pays. La propagande du
régime a lancé des rumeurs selon lesquelles Bouteflika est un tyran et même les
généraux auraient peur de lui, en rappelant qu’il avait mis fin aux fonctions
du général Mohamed Lamari, ancien chef d’Etat-Major. La réalité est que ce
dernier avait été écarté par ses pairs qui lui reprochaient de faire des
déclarations dans les journaux qui indiquaient clairement que l’armée exerce le
pouvoir souverain. Or les généraux veulent donner l’image d’une armée légaliste
sous les ordres du président de la république dans le cadre des dispositions de
la constitution.
Ceci est bien sûr un mythe,
et pour l’armée, Bouteflika est le président idéal qui ne remet pas en cause la
règle non écrite du système politique algérien : l’armée est la seule
source du pouvoir. Le président ne réagit pas aux articles diffamatoires
publiés par des journaux privés qui subissent pourtant le chantage de la
publicité exercé par le DRS. La presse joue le rôle qui lui est prescrit,
répétant que si rien ne fonctionne dans le pays, c’est la faute à
l’autoritarisme de Bouteflika et de son clan qui aurait mis la main sur les
richesses du pays. Heureusement, soulignent d’autres éditorialistes, qu’il y a
l’armée qui protège l’unité nationale et qui assure l’existence de l’Etat. Si
le pays va mal dit-on, c’est parce que le pouvoir de Bouteflika serait
exorbitant et arbitraire au vu de ce que détournent sa famille et ses amis.
Tout ceci n’est que de la propagande du DRS qui veut faire croire que le
détournement de l’argent public est un signe de pouvoir souverain. Il faut
alors expliquer comment ce tyran, qui aurait mis à genoux des généraux, accepte
que des journalistes écrivent à son sujet des articles à la limite de la
diffamation ? Il y a seulement deux explications : ou bien Bouteflika
est un démocrate qui respecte la liberté de la presse, ou bien il n’a pas le
pouvoir de neutraliser la presse privée qui lui est hostile. Tout indique que
c’est la seconde explication qui est à retenir, et l’armée a besoin d’un
président qui joue le rôle d’abcès de fixation des mécontentements suite à la
gestion anarchique de l’Etat. L’élection du 17 avril montre de façon évidente
que le système n’a pas besoin d’un président puisque l’armée a demandé à
Bouteflika de se représenter alors qu’il n’a pas les capacités physiques et
mentales pour la fonction. L’armée a besoin juste d’un nom pour la fonction,
avec des premiers ministres et des ministres désignés par le DRS.
Le point faible du
régime algérien, et sa contradiction majeure, est que de hauts fonctionnaires de l’Etat (un
général est un haut fonctionnaire) sont au-dessus du président de la république,
dans un schéma où il est interdit aux Algériens d’élire leurs représentants et
de faire de la politique. Pour le général algérien, la politique se limite à
insulter le président, le FMI, la France et le Maroc. Ce système permet de
brouiller les cartes et de cacher les vrais responsables de l’échec de
l’Algérie depuis l’indépendance. Etant des hauts fonctionnaires anonymes se
cachant derrière l’uniforme, les généraux ne reconnaissent pas leurs
responsabilités dans le bilan désastreux de leur régime. En détenant le pouvoir
souverain qui appartient à l’électorat, ils refusent que les Algériens
s’impliquent dans la politique en choisissant leurs dirigeants. Ce faisant, ils
bloquent la construction de l’Etat de droit que voulait réaliser le mouvement
national au profit des générations nées après l’indépendance.
La solution ? Une
prise de conscience des officiers supérieurs pour que la hiérarchie militaire cesse
de se comporter comme un Comité central d’un parti politique détenant la
souveraineté populaire en lieu et place de l’électorat.
El Watan, Vendredi 4 Avril 2014
El Watan, Vendredi 4 Avril 2014
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