jeudi 11 juillet 2013

Deux anthropologues au Maghreb : Ernest Gellner et Clifford Geertz









>>> Présentation :
Ce livre met en comparaison les travaux sur le Maroc de deux grands anthropologues anglophones, Ernest Gellner et Clifford Geertz. L’hypothèse est que l’opposition des approches de ces deux auteurs renvoie au débat en sociologie entre Durkheim et Weber, entre le positivisme et la phénoménologie. Outre cet aspect théorique fondamental pour la discipline, ce livre, qui s’adresse aussi bien aux spécialistes qu’aux lecteurs profanes s’intéressant à l’Afrique du Nord, apporte un éclairage stimulant sur de nombreux aspects de l’anthropologie du Maghreb, relatifs à l’islam, à la segmentarité, à la bérbérité, à la langue, à la construction de l’Etat…





Tables de matières



Préface

Chapitre 1. Aperçu de l’anthropologie en Afrique du Nord jusqu’aux années 1950
L’anthropologie coloniale comme représentation académique de la société colonisée
Deux auteurs représentatifs de l’anthropologie coloniale : R. Montagne et J. Servier
Rupture avec le savoir colonial : J. Berque et P. Bourdieu

Chapitre 2 : L’anthropologie entre l’objectivité du social et l’interprétation de l’imaginaire
                     Gellner ou l’objectivité du social modélisée
                     Geertz ou l’anthropologie comme interprétation de l’imaginaire


Première partie
Ernest Gellner : Le Maghreb expliqué

Chapitre 3 : La berbérité dans l’approche de Gellner
Le paradigme de la berbérité classique
Le ‘paradoxe’ politique berbère
La néo-berbérité et l’Etat indépendant : le cas de l’Algérie

Chapitre 4 : Segmentarité et nationalisme
Le problème de la segmentarité
Nation et nationalisme
Nation et espace public

Chapitre 5 : L’islam dans la pensée de Gellner
Paradigme platonicien et soufisme
Islam scripturaire et Protestantisme
Des oulémas à l’islamisme

Chapitre 6 : La société civile et son rival : l’islam
Adam Ferguson : ses craintes et ses erreurs
Hobbes, Ibn Khaldoun et la rente foncière
Société idéologique et société civile


Deuxième partie
Clifford Geertz : Le Maghreb interprété

Chapitre 7 : Ré-observer l’islam
             Une anthropologie de l’islam
                Sainteté, baraka et pouvoir central
                De la salafiya à l’islamisme

Chapitre 8 : Langage et culture au Maghreb: une approche geertzienne
Un monde social verbalement construit
La structure bipolaire de la vision du monde
Langue classique et langue parlée

Chapitre 9 : Relativisme, ethnocentrisme et identité
La querelle du relativisme
Identité et ethnocentrisme
La notion de personne et le mécanisme de la nisba

Chapitre 10 : Le symbolisme dans l’approche anthropologique de Geertz
Le symbolisme comme fondement ou comme reflet
Le modèle de et pour la réalité
Ambiguïtés et critique du symbolisme chez Geertz


Epilogue : Qu’est-ce qu’une nation en Afrique du Nord ?


Epilogue
Qu’est-ce qu’une nation au Maghreb
A la mémoire de Driss Benali, brillant universitaire marocain

Ernest Gellner et Clifford Geertz ont fait des apports considérables à l’anthropologie politique du Maghreb dont ils ont essayé de décrypter le processus de construction nationale. Ils ont réfléchi à la genèse des nationalismes locaux nés de la résistance à la domination coloniale et influencés, de manière dialectique, par la culture politique française. Certes, certains mots du discours, les symboles de la lutte et la ferveur de la mobilisation populaire proviennent en partie de l’islam, mais l’objet de l’aspiration - la nation - est européen puisque la nation est née d’abord en Europe d’un processus historique marqué par la sécularisation des sociétés que le schisme protestant avait favorisée. Pour Gellner, nous l’avons maintes fois souligné, l’islam citadin est idéologiquement armé pour construire la nation. Les indépendances intervenues dans les années 1950 et 1960 insèrent les sociétés maghrébines dans la temporalité hégélienne de l’histoire. Toute sa réflexion a consisté à analyser comment le Maghreb  pré-hégélien a réussi, grâce à la domination coloniale, à construire une rationalité politique qui lui a permis de s’inscrire dans l’universalité. Gellner ne s’est pas intéressé à la période postcoloniale qui, à ses yeux, a fait perdre aux pays du Maghreb leur originalité pour ressembler à des pays du sud de l’Europe.
L’objet gellnérien s’est éteint avec les indépendances, ce qui est la marque d’un optimisme  que ne partage pas Geertz qui se demande si, dans les pays du Tiers Monde, la nation en tant que forme d’organisation politique est viable. Il s’est intéressé dans les années 1950 et 1960 à la formation de l’identité nationale des jeunes Etats issus de la décolonisation, pensant que les ethnocentrismes locaux - ce qu’il appelle les liens primordiaux - seraient des obstacles à l’intégration des communautés nationales en formation. « La construction nationale, écrivait-il, ne fait pas disparaître l’ethnocentrisme ; elle le modernise». Mais à quelques exceptions près (la Somalie, le Congo…), les nations issues de la décolonisation ne se sont pas désintégrées et les problèmes politiques auxquels elles sont confrontées aujourd’hui sont en rapport avec la demande de participation de la population au champ de l’Etat, même si les mobilisations contestataires ont des langages identitaires (islamisme et berbérisme au Maghreb). La contestation exprime plus une demande d’Etat (même si souvent elle est formulée dans un discours contradictoire) qu’un refus de celui-ci. De ce point de vue, ce n’est pas la colonisation qui a exporté le modèle politique occidental, c’est plutôt la décolonisation qui tente de l’importer, avec toutes les difficultés de sa mise en place.
Cette thématique est au cœur de ses textes d’anthropologie politique qui ont pour objet les rapports d’autorité, les ressources de légitimation, les sentiments de solidarité, et d’une manière générale, l’influence de la domination occidentale sur les cadres formels de mobilisation et d’organisation politique. Au fond, Geertz s’est intéressé au processus d’appropriation des concepts de l’imaginaire politique occidental (Etat, nation, parti, liberté, droits civiques…) par la culture autochtone, ce qui a conduit à des expériences singulières. Il cite l’exemple du parti Istiqlal dirigé par Allal Al Fassi et que de nombreux Marocains en milieu rural appelaient « Al Allalia », comme si c’était une nouvelle confrérie religieuse dont le nom dérive de celui du fondateur. Le discours nationaliste est un mélange de culture autochtone et de concepts empruntés à l’Europe qui, au fond, a obligé tous les peuples de la terre à exister sous forme de nation ou à disparaître politiquement. Ces derniers ont créé des nations, mais est-ce vraiment des nations, se demande Geertz.
Dans les années 1960, cette perspective était novatrice et à contre-courant, exprimant des doutes sur les problématiques de la modernisation qui faisaient croire que la tradition était sur le déclin dans les pays du Tiers Monde. Geertz n’adhérait pas à l’idée selon laquelle les mouvements nationalistes des pays du Tiers Monde avaient définitivement rompu avec la tradition et qu’ils s’étaient engagés dans des processus de modernisation irréversible de type occidental. Les auteurs des approches de la modernisation ne percevaient pas, pensait-il, le caractère syncrétique des nationalismes du Tiers Monde, mélangeant foi religieuse, aspirations à la modernité et utopie millénariste. Il souligne que les pays colonisés sont marqués par une profonde contradiction : d’un côté, ils veulent sauvegarder leurs cultures et leurs identités (essentialism) et, d’un autre, ils aspirent à la modernité (epochialism). De ce point de vue, Geertz est trop pessimiste au regard des difficultés réelles de la construction de l’Etat dans le Tiers Monde en général et au Maghreb en particulier. 

Tradition (essentialism) versus modernité (epochialism)
Geertz a écrit de nombreux articles sur ce qui était appelé il y a quelques années « la construction nationale dans les sociétés du Tiers Monde », attirant déjà l’attention sur les difficultés du seul sentiment anti-colonial à créer une nation et sur les obstacles culturels à la cohésion nationale. Dans les années 1950 et 1960, cette réflexion d’anthropologie politique était novatrice dans un climat universitaire où dominaient l’économisme et le tiers mondisme. Il ne suffisait pas de combattre le colonialisme pour créer un Etat de droit; il ne suffisait pas de construire des routes pour développer une économie moderne, semblait dire Geertz qui ne partageait pas l’optimisme des anthropologues et sociologues qui prévoyaient une consolidation des nations sous l’action d’Etats nouvellement indépendants. Pour lui, les groupes sociaux qui forment les sociétés du Tiers Monde sont si divers, si hétérogènes qu’il est difficile de les fondre dans un cadre théoriquement homogène appelé Nation. Il souligne les changements politiques importants survenus sous la colonisation, à laquelle a survécu une hétérogénéité sociale et culturelle qui exprime une conflictualité religieuse, ethnique, tribale ou régionale… et qui révèle une lutte implacable de symboles. Avant la domination coloniale et l’unification du monde par l’expansion européenne, ces constructions du sens étaient plus ou moins territorialisées, délimitées géographiquement et ne se heurtaient violemment qu’occasionnellement. Aujourd’hui, c’est-à-dire après les Indépendances, il y a une promiscuité des sens sans coexistence, ou cohabitant difficilement sous la pression de régimes autoritaires. Ce sont des constructions du sens qui s’affrontent, dirait-il, qui revendiquent chacune la Norme ou l’universalité. La nation n’est pas refusée comme cadre collectif d’identité, mais chaque groupe voudrait la définir sur le critère de ses intérêts symboliques en mettant en avant les liens primordiaux.
Dans quelques articles écrits après les années 1990, Geertz réitère les mêmes observations analytiques avec un plus grand pessimisme pour l’avenir politique de ces pays, comme le montrent les titres des publications récentes : « What is a country if it is not a Nation? », « What is a Culture if it is not a Consensus ?”, “What is a State if it is not a Sovereign?”. L’hypothèse centrale de ces écrits est que les concepts de Nation, Etat, Société, Culture… sont des catégories théoriques trop homogènes pour refléter les réalités diverses qu’ils sont censés désigner. Cette opposition, rappelle-t-il, entre l’homogénéité pure et parfaite des concepts et l’hétérogénéité des expériences humaines n’est pas propre aux pays du Tiers Monde ; elle se retrouve aussi en Espagne, en Grande Bretagne, aux Etats-Unis, en France, etc. où est maintenue l’illusion du « plébiscite de tous les jours » selon la formule de Ernest Renan. Geertz a toujours été réticent à approcher la réalité sociale avec des concepts macrosociologiques, et il est alors à se demander s’il questionne la capacité des concepts à traduire des réalités, ou bien s’il attire l’attention sur l’incapacité des pays du Tiers Monde à créer des Etats et des Nations.
Il soulève dans ses écrits des années 1960 le thème de l’opposition entre tradition et modernité, préférant utiliser les catégories d’essentialisme et d’épochialisme dans ses articles des années 1960, dont il dit qu’elles sont historiquement et épistémologiquement liées, l’une ne voulant rien dire sans l’autre. Ce qui est intéressant à analyser, c’est la tension qui les caractérise à l’intérieur de leur champ de signification et aussi entre elles. Il n’y a pas, dit-il, des groupes sociaux organisés qui revendiquent la tradition et seulement la tradition, opposés à d’autres groupes sociaux qui se réclameraient uniquement de la modernité. Les contradictions traversent tous les groupes se réclamant de l’un ou l’autre bord. Né des bouleversements historiques et sociaux, le nationalisme n’échappe pas à cette dynamique contradictoire, et lui-même véhicule l’essentialisme et l’épochialisme. Il y a d’un côté une volonté d’être soi-même, tout en cherchant à entrer en compétition sur le plan international avec les autres pays, sinon en économie, tout au moins sur le registre de la dignité. L’essentialisme, c’est être soi-même, c’est parler sa langue, montrer de l’attachement à sa culture, être fidèle à sa religion, en un mot affirmer son identité. A l’inverse, l’épochialisme, c’est s’organiser économiquement, socialement et politiquement comme les nations modernes. Comment être soi-même tout en étant moderne ? Quelle est la part de soi-même à sacrifier pour être modernes ? Telles sont les questions cruciales pour ces sociétés qui, courant deux lièvres à la fois, n’ont réussi à préserver ni l’identité d’origine ni à construire la modernité. Une synthèse des deux s’est imposée, mettant en place un ordre social traversé par des logiques contradictoires qui sont vécues quotidiennement à travers des frustrations plus ou moins exprimées. 
Sous la colonisation, en Indonésie comme au Maghreb, le nationalisme était arrivé à unir les différents groupes sociaux contre la domination perçue par les uns comme impérialiste et par les autres comme chrétienne. Dans la période postcoloniale, l’ennemi commun ayant disparu, les gouvernants ont dû faire des promesses pour maintenir un minimum d’unité nationale. Mais ces promesses étaient contradictoires : pour les uns, c’était la modernité et ses avantages de bien-être social, et pour les autres, c’était le retour aux sources, la récupération de l’identité originelle blessée par l’occupant colonial. La tension du discours est inhérente au nationalisme et se manifeste surtout dans la période historique de consolidation postcoloniale de la nation. Si l’on observe les courants idéologiques au Maghreb aujourd’hui, et si l’on se réfère aux partis qui se réclament de la Tradition (disons les islamistes) et ceux qui se réclament de la Modernité, ni les uns ni les autres ne sont attachés uniquement à la Tradition ou uniquement à la Modernité. Les partis sécularisés revendiquent « les constantes idéologiques nationales » (arabité ou amazighité, respect de l’islam dans les limites de la liberté des citoyens…) et les partis islamistes sont ambigus sur leur projet politique, promettant de construire un Etat idéal qui ferait régner l’égalité et la justice sans donner des précisions sur son organisation. Ce qui est sûr, ils refusent pas l’industrialisation et le salariat et ne souhaitent pas revenir à l’économie d’autosubsistance de la société traditionnelle. Cet exemple indique que le débat sur la prétendue opposition entre tradition et modernité est faussé dès lors que ces deux notions sont réifiées et ne sont pas reliées aux aspirations et à la vie quotidienne des groupes sociaux. Le champ des aspirations est certainement hétérogène mais la vie en commun impose le compromis. C’est un miracle, suggère Geertz, que l’Indonésie et le Maroc ne connaissent pas une guerre civile permanente ; il y a cependant la dynamique inverse par laquelle l’Etat tente par l’économie, l’éducation, l’administration, la production de symboles et de mythes nationalistes… d’unifier les groupes sociaux et de leur donner un sentiment d’identité commune. Dans cette tâche, certains Etats réussissent plus ou moins ; d’autres échouent : Ceylan, Somalie, Rwanda, Soudan, Nigeria, Congo…
Les orientations idéologiques des partis en présence sont différentes dans la mesure où les uns estiment que la priorité est de renforcer idéologiquement la nation, et les autres considèrent qu’elle a besoin d’être réorganisée politiquement et économiquement. Le pouvoir d’Etat essaye de satisfaire les uns et les autres et se réclame autant de la Tradition que de la Modernité, ce qui le condamne à une hétérogénéité difficile à dépasser. Le premier président algérien, Ahmed Ben Bella, déclarait en 1963 que le socialisme n’a pas été inventé par Marx mais par l’islam qui enseigne les valeurs de justice dans la distribution des richesses. Ce ne sont pas là seulement des stratégies discursives pour attirer le plus grand nombre ; c’est plus profond, et cela renvoie à la situation historique postcoloniale où les groupes sociaux ont des aspirations contradictoires. Les régimes postcoloniaux ont toujours sacrifié la pureté idéologique de leurs modèles pour élaborer des compromis ou des synthèses qui permettent aux différents groupes sociaux de cohabiter et de ne pas se sentir menacés dans leur existence.
C’est peut-être pour avoir échoué dans cette synthèse que l’Algérie a basculé dans une violence qui a fait 200 000 morts entre 1992 et 2002, à la suite d’élections gagnées par des islamistes et annulées par l’armée. Craignant que le compromis entre Modernité et Tradition ne soit rompu, celle-ci a annulé les résultats et a réprimé violemment les islamistes. Des couches sociales urbaines, en général francophones, ont eu peur d’un régime islamiste, et ont exprimé le souhait que l’armée intervienne pour les protéger d’une telle menace. Les militaires ont médiatisé cette peur pour apparaître comme les garants de la paix civile, trouvant une justification  pour réprimer à grande échelle des islamistes dont le tort avait été d’avoir gagné des élections. Il est vrai que certains officiers supérieurs, impliqués dans des affaires de corruption, avaient peur d’être traînés devant des tribunaux par le nouveau régime. Ils ont convaincu le reste de l’armée à l’idée que celle-ci est un garant de la paix civile et des « valeurs républicaines ». La peur de certains groupes sociaux n’a été qu’un prétexte pour une intervention qui rappelle que ni l’armée en Algérie, ni la monarchie au Maroc ne veulent être exclues des dynamiques politiques qui se dessinent au Maghreb. S’identifiant à la nation, l’armée en Algérie et la monarchie au Maroc tiennent à être au centre de ces dynamiques pour les contrôler, prêtes   à aller aussi loin que possible dans l’ouverture politique et le compromis, à la seule condition qu’elles gardent le monopole de la souveraineté nationale, ce qui signifie qu’elles sont la source exclusive du pouvoir. Autant dire que l’ouverture à laquelle ils appellent est impossible, ce qui les enferme dans les contradictions de la protestation violente et de la répression. La perspective, ouverte par les révoltes commencées en Tunisie en décembre 2010, est qu’en Algérie, l’armée se retire du champ politique, et qu’au Maroc, la monarchie accepte le modèle de Westminster où le roi règne mais ne gouverne pas. 
En 1998, le roi Hassan II, prenant la mesure de la menace islamiste, a demandé au parti qu’il a toujours réprimé - l’USFP - de former un gouvernement. Il a nommé Abderahim Youssoufi, un militant qui avait connu la prison et l’exil,  au poste de Premier Ministre. L’opération consistait à gagner l’appui des couches sociales urbaines fidèles à ce parti pour contrebalancer l’influence grandissante des islamistes. L’expérience a échoué quelques années plus tard, et la monarchie a dû négocier un compromis avec les islamistes, acceptés au Parlement, à condition qu’ils ne soient pas majoritaires. Le Maroc voulait éviter la rupture qui s’était produite en Algérie en décembre 1991 et qui avait été à l’origine de la violence. La menace permanente de la violence et le recours à l’autoritarisme pour garantir la synthèse entre identité et modernité ne signifient pas que la construction nationale est un échec dans des pays comme le Maroc ou l’Algérie. C’est le même schéma, en Algérie, où l’armée est constamment à la recherche d’islamistes dociles, allant jusqu’à présenter de faux islamistes à des sièges de députés et des postes de ministres. 
Il me semble que Geertz sous-estime la perspective historique dans laquelle les pays du Tiers Monde sont engagés, et succombe à son corps défendant à un relativisme sur lequel il a attiré l’attention en s’affirmant anti-anti-relativiste. Nous rencontrons ici la difficulté, soulignée par Abdallah Laroui, qu’a l’anthropologie avec l’histoire. La construction de l’Etat, la formation de la nation, l’apparition de la citoyenneté, l’émergence d’une économie productive et concurrentielle, etc., sont des processus longs. En Occident, il a fallu deux ou trois siècles à l’Etat de droit, à la culture civique, au marché… pour se cristalliser dans les formes que nous connaissons. S’attendait-on à ce que l’Etat postcolonial soit démocratique dès l’indépendance du pays ? Geertz a une tendance à installer sa pensée dans la synchronie, donnant au déphasage symbole-réalité un caractère structurel indépassable. Pour Geertz, la réalité politique semble figée dans les contradictions de la société coloniale, donnant l’exemple de la Somalie, du Rwanda, du Sri-Lanka, du Nigeria, du Pakistan… Est-il possible de généraliser ce niveau de crise à tous les pays du Tiers Monde ? L’Etat risque-t-il de disparaître partout comme en Somalie ? Les pays sont différents et ont été façonnés par leurs passés respectifs. Il y a une centaine de pays du Tiers Monde et ils ne connaissent pas tous l’instabilité du Soudan et du Congo, et l’Etat n’a pas partout disparu comme en Somalie. La réalité de ces pays postcoloniaux n’obéit pas moins à une tendance anthropologique profonde : le désir insatiable de pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort, selon la célèbre formule de Hobbes.
Je défendrais cette thèse en faisant référence aux pays du Maghreb qui aspirent à construire des nations où les rapports politiques sont pacifiés. En Algérie, au Maroc, comme en Tunisie, la conscience nationale s’est cristallisée de manière irréversible et les problèmes auxquels ces pays sont confrontés sont relatifs au passage du caractère privé au caractère public de l’Etat et à la représentativité des populations dans les institutions, dans une situation marquée par une productivité faible de l’économie et des frustrations collectives énormes. L’incapacité du gouvernement à satisfaire les attentes sociales crée une atmosphère révolutionnaire marquée par l’autoritarisme des dirigeants et la violence des dirigés. Le mécontentement de la population n’exprime pas un refus d’organisation politique sous la forme de l’Etat-nation, il révèle plutôt le décalage entre les promesses du mouvement de libération national durant la période coloniale et les réalisations de l’Etat postcolonial en matière de progrès social et économique. Les révoltes de décembre 2010 en Tunisie renvoient à ces frustrations qui ont eu raison d’un régime pourtant autoritaire qui a échoué, comme ses deux voisins, à institutionnaliser les rapports d’autorité entre les dirigeants et les administrés. 

Le Maroc, l’Algérie et la Tunisie : l’affirmation de la conscience nationale     
Les trois pays du Maghreb sont de jeunes nations nées de la résistance à la domination française qui a tracé les frontières entre les deux pays. Si la France leur avait donné le même statut colonial sous la forme de départements français, il est possible qu’ils soient devenus un seul Etat-nation après la colonisation. Dans ce que Geertz appelle essentialisme, il n’y a rien qui distingue les trois sociétés, mais l’unité d’un si vaste ensemble aurait été difficile à maintenir et aurait exigé un pouvoir central fort. Leur histoire n’a pas pris cette direction et aujourd’hui, ce sont des nations qui se sont individualisées politiquement avec des consciences nationales se cristallisant autour de symboles qui leur sont propres. Au Maroc, le symbole de la nation, c’est la monarchie ; en Algérie, ce sont les martyrs de la guerre d’indépendance dont l’armée se pose en gardienne, en Tunisie, c’était un homme, Habib Bourguiba, appelé officiellement le « Combattant suprême ». Son successeur, Zine Al Abdine Ben Ali, est tombé parce qu’il n’avait pas la dimension historique du leader du nationalisme tunisien. Pour des raisons historiques, culturelles et sociologiques, l’avenir de la Tunisie post-Bourguiba n’est que l’Etat de droit, même si le chemin sera émaillé de violence. Au Maghreb, la Tunisie a été le maillon faible de l’autoritarisme local  qui ne disposait pas des ressources symboliques et financières des régimes marocain et algérien.
Sur le plan régional, dès les indépendances, les pays du Maghreb sont entrés en compétition pour le leadership. Après avoir joué la carte du Chef d’Etat le plus moderne, Bourguiba s’était retiré de la compétition, n’ayant pas ni la puissance numérique ni les moyens financiers de l’Algérie et du Maroc. Impliqués dans une rivalité westphalienne, ces deux pays ont obéi au jeu de la géopolitique mondiale et, durant trois décennies, la frontière algéro-marocaine séparait le camp capitaliste du camp socialiste. La guerre froide avait inséré la région dans sa logique conflictuelle, trouvant prétexte d’abord sur le tracé des frontières et ensuite avec le sort du Sahara occidental, ancienne colonie que l’Espagne a abandonnée en 1975. Les élites dirigeantes marocaines considèrent que le royaume avait été amputé au Sud et à l’Est par l’expansion européenne au XIXèm siècle, soulignant que le Sahara occidental, la Mauritanie et une partie de l’Ouest algérien ont appartenu au Maroc avant la conquête coloniale. Leurs adversaires leur répondent que la colonisation a créé de nouveaux Etats avec des frontières territoriales différentes de celles du Maghreb précolonial.   
Depuis 1975, l’Algérie et le Maroc s’opposent dans les organisations internationales et régionales (ONU, Union Africaine, Ligue arabe) au sujet du statut du Sahara Occidental. Le Maroc l’a annexé, irritant l’Algérie qui défend le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, soutenant le Front Polisario – organisation politico-militaire revendiquant l’indépendance du territoire – qui a mené une guérilla meurtrière entre 1975 et 1991. Le conflit révèle une rivalité entre deux Etats qui se disputent le leadership dans la région, et qui font du nationalisme une ressource politique à usage interne. La monarchie ne veut pas risquer d’apparaître tiède dans ce que les partis marocains appellent « l’achèvement de la libération nationale », et le Roi sait que s’il abandonne le Sahara occidental, l’opposition l’attaquera pour l’affaiblir et, éventuellement, le renverser. La revendication du Sahara jouit au Maroc d’un soutien populaire très large, et son abandon aurait un coût politique très élevé pour la monarchie qui joue sa survie. Du côté algérien, même si la question du Sahara occidental n’est pas déterminante pour la survie du régime comme chez les voisins, les militaires en font une affaire d’honneur national. Ayant décidé de soutenir le F. Polisario en 1975, l’Algérie s’en tient à cette position quoi qu’il en coûte. A l’époque, le régime se réclamait du socialisme et craignait que l’Europe et les USA n’utilisent le Maroc pour renverser le régime « anti-impérialiste » dirigé par Houari Boumédiène. Celui-ci avait cherché à mettre en difficulté la monarchie, espérant un coup d’Etat militaire que soutiendraient les partis de gauche, et qui ferait basculer le Maroc dans le camp anti-occidental. Mais le roi Hassan II a su éviter le piège en assumant les revendications nationalistes des partis de l’opposition qui, en fin de compte, ont été affaiblis par la stratégie du Makhzen puisque ces derniers n’avaient pas d’autre alternative que de le soutenir. Le calcul de Boumédiène a eu le résultat contraire de l’objectif recherché sur l’échiquier politique marocain interne.
Analysée sur le critère des paradigmes des relations internationales, la persistance du conflit du Sahara s’expliquerait par trois raisons :
a.     Les pays de la région sont encore en bute avec les contradictions de la construction nationale et de la stabilisation des frontières. Encore jeune, le nationalisme semble être à la recherche d’adversaires pour souder la population autour du pouvoir central. Les deux nations se comportent comme deux tribus du Maghreb médiéval se disputant un terrain de parcours pour leurs troupeaux. Les Etats ont brisé les tribus à l’intérieur de leurs frontières, mais se constituent dans la région comme deux « tribus nationales ». Le nationalisme algérien se sent frustré de ne pas avoir créé une seule « tribu » au niveau du Maghreb et fait porter la responsabilité de cet échec à la monarchie dont il souhaite la disparition. Les nationalistes marocains, qui aspirent aussi à la création d’un Etat maghrébin unitaire, soupçonnent les « cousins » Algériens d’utiliser cette aspiration pour s’imposer à eux. Les deux peuples, à l’issue du combat qu’ils ont livré contre la domination coloniale, ont créé deux Etats-nations identiques idéologiquement et culturellement mais rivaux politiquement. Leurs relations sont marquées par la logique westphalienne qui fait des Etats des unités prêtes à se déclarer la guerre s’ils estiment que leur sécurité est menacée par le voisin.
b.     Les économies des deux pays, encore sous-développées, sont liées au territoire, attribut de puissance et source potentielle de richesses naturelles. La richesse du Maroc provient de l’agriculture, des matières premières, du tourisme et de quelques industries manufacturières. L’extension du territoire vers le sud est susceptible d’accroître le PIB par la disponibilité d’importants gisements de phosphates et, peut-être dans le futur, d’hydrocarbures. Quant à l’Algérie, sa principale richesse provient précisément des hydrocarbures enfouis dans les territoires du Sud. Par conséquent, la compétition pour le territoire a pour enjeu la puissance. Ceci est la marque que les deux économies ne se sont pas développées après cinquante années d’indépendance, et ne se sont pas émancipées de leurs territoires : l’agriculture pour le Maroc, au point où le niveau des recettes budgétaires dépend de la pluviométrie, et les hydrocarbures pour l’Algérie dont la situation financière dépend des variations du prix international du pétrole. Dans ces conditions, pour l’un comme pour l’autre, avoir un voisin moins puissant territorialement est un gage de sécurité.
c.      L’Algérie et le Maroc ont très peu d’échanges économiques, ce qui leur permet de s’ignorer. L’économie de l’un ne dépendant pas de celle de l’autre, leurs politiques étrangères respectives se construisent en dehors des pressions des milieux économiques nationaux. Par ailleurs, malgré les liens historiques entre les deux pays, les flux de personnes et de culture demeurent très faibles. La frontière terrestre, qui sépare des parentèles et des lignages, est officiellement fermée depuis 1975. Jusqu’à l’année 2007, les deux pays exigeaient un visa d’entrée pour des personnes obligées d’emprunter l’unique liaison aérienne hebdomadaire Alger-Casablanca. Les deux Etats ont délibérément empêché que des relations sociétales s’établissent entre les deux pays, et les générations nées après les Indépendances sont marquées par les discours dénigrant les voisins.  
Ces raisons indiquent que le Sahara occidental n’est pas la cause de l’hostilité entre les deux régimes politiques ; il en est cependant le révélateur. Il y a eu une première fois une guerre entre les deux pays, une année à peine après l’indépendance de l’Algérie. En novembre 1963, l’armée marocaine franchit la frontière au niveau de Tindouf pour en modifier le tracé. Le gouvernement marocain avait affirmé que des promesses lui avaient été faites par des dirigeants algériens en exil durant la guerre de libération au sujet des modifications du tracé des frontières après l’indépendance de l’Algérie. En déclenchant la guerre, la monarchie, dirigée par le jeune Hassan II, qui venait de succéder à son père Mohammed V deux ans plus tôt, voulait obliger les Algériens à tenir leurs promesses. Le conflit armé avait duré une quinzaine de jours, faisant des morts de part et d’autre ; il a pris fin sous la pression de l’ONU, l’OUA et la Ligue arabe. Deux faits méritent d’être rapportés pour rappeler l’importance du sentiment nationaliste dans les deux pays.
Lorsque la guerre avait éclaté dans la région de Tindouf en 1963, la Kabylie était le théâtre d’une insurrection armée dirigée par le FFS qui refusait l’instauration du système à parti unique. Le chef militaire du FFS, le colonel Mohand ou el Hadj, a suspendu les hostilités en Kabylie et a demandé à l’armée de mettre à sa disposition des moyens de transport pour acheminer ses troupes vers Tindouf pour « défendre la patrie agressée par les Marocains ». Pour les insurgés kabyles, la défense de la nation est prioritaire par rapport aux divergences avec le pouvoir central. Une fois la guerre avec le Maroc terminée, la dissidence armée en Kabylie n’a pas repris, et quelques mois plus tard, le leader du FFS, Hocine Aït Ahmed, avait été arrêté. Au Maroc, le leader de l’UNFP, parti idéologiquement proche du FLN algérien, avait condamné « l’agression contre le peule frère d’Algérie ». Mehdi Ben Barka s’identifiait aux orientations idéologiques du régime algérien : socialisme, réforme agraire, anti-impérialisme, etc. La monarchie l’a accusé de trahison et son parti a subi une répression féroce. Deux années plus tard, il a été assassiné à Paris avec la complicité de la police française. Ben Barka a été jusqu’au bout de son engagement politique et il en a payé le prix fort. Pour lui, la monarchie n’est pas le symbole de la nation marocaine. Son échec signifie que le roi était arrivé à le délégitimer sur le terrain nationaliste. Sa position n’avait pas mis la monarchie en danger, et les Marocains avaient soutenu dans leur majorité leur gouvernement contre l’Algérie.
Ces attitudes contrastées indiquent que les acteurs ont intégré la grammaire de l’Etat-nation. Le colonel Mohand ou el Hadj a été réaliste en allant combattre les troupes marocaines, craignant que ses hommes ne désertent la rébellion pour aller « défendre la patrie en danger ». A l’inverse, Ben Barka a eu une position différente, préférant soutenir ses alliés idéologiques  (le régime algérien) avec une conception idéaliste du nationalisme. Il devait choisir entre ses convictions politiques et la monarchie dont il refusait qu’elle soit le symbole de la nation. Le ralliement du colonel Mohand ou el Hadj à l’armée en Algérie et l’échec de Mehdi Ben Barka indiquent que, de part et d’autre de la frontière, il y a une conscience nationale qui s’est affirmée et qui s’oppose à celle du voisin, quels que soient les sentiments « primordiaux » qui lient les deux peuples. Dix ans plus tard, le parti de Ben Barka, devenu entre-temps USFP, n’a pas soutenu la position de l’Algérie sur le Sahara occidental, se rangeant derrière le roi. La gauche marocaine, plus proche idéologiquement du régime algérien, avait accepté de facto que la monarchie soit le symbole de la nation. 

Retour au relativisme culturel ?
Geertz fait une observation juste sur le Maroc, soulignant que s’il y a quelque chose qui fait l’unité de ce pays, c’est la monarchie. C’est juste, mais la monarchie est un symbole, c’est-à-dire l’incarnation totémique d’un imaginaire collectif, de sentiments de groupes, de désirs d’individus qui, au-delà des divergences, expriment une aspiration à une identité politique que le totem satisfait plus ou moins. Qu’elle soit un « modèle pour » ou un « modèle de », la monarchie est le symbole d’une réalité existante ou celui d’une réalité à faire exister. Geertz a appris à ses lecteurs à donner de l’importance autant au symbole qu’à ce qu’il incarne. Par conséquent, la vie politique au Maroc, en Tunisie, en Algérie, et ailleurs dans le Tiers Monde postcolonial, se découvre à travers les symboles, et aussi à travers ce que ces symboles représentent et qui se révèlent dans les discours, les pratiques et les attentes sociales. La crise naît, dit Geertz, lorsque le symbole perd de son efficacité à véhiculer le réel. Si le Maroc perdure comme unité politique, cela signifie que la monarchie est efficace et qu’elle correspond à un imaginaire qui lui donne cette efficacité. Il y a chez les Marocains, ou les Tunisiens ou les Algériens, un désir d’identité collective qui donne un sens à leur existence. Ce n’est ni la monarchie au Maroc, ni l’armée en Algérie, ni la police en Tunisie qui garantissent l’unité nationale. Celle-ci est garantie par un ethos politique dont la monarchie, l’armée et la police sont les instruments. 
A partir des années 1990, Geertz devient pessimiste et doute de la capacité des pays du Tiers Monde à construire un ordre politique comme celui des pays occidentaux. Il se demande si les notions de nation et d’Etat ont un sens, au vu de ce qui se passe au Rwanda, au Sri Lanka et en Colombie. Le sous-titre de l’article « What is a State … » est « Reflections on Politics in Complicated Places ». Pourtant, sur ces lieux compliqués, Geertz avait produit des analyses d’anthropologie religieuse qui l’ont rendu célèbre dans le monde académique. Le même effort peut être fourni pour des analyses de même niveau en anthropologie politique, à moins de postuler que ces lieux étaient moins compliqués trente ans plus tôt. Mais même si l’on considère que ces lieux sont difficiles à comprendre, ils le sont pour qui ? Pour le sens commun assurément, mais pas pour les sciences sociales. L’incapacité à comprendre une expérience humaine fait croire que celle-ci est compliquée.  Mais des problématiques d’anthropologie politique ayant pour objets les  rapports d’autorité, le pouvoir, les imaginaires de légitimation, les capitaux sociaux mobilisés comme ressources politiques, etc., pourraient contribuer à une connaissance de cette expérience. De ce point de vue, l’anthropologie de Geertz fournit des outils pertinents pour l’analyse des phénomènes politiques a-étatiques ou sub-étatiques, en gardant en mémoire que ces pays sont confrontés à des contradictions que les Etats européens ont surmontées à différentes périodes historiques. Ce qui est sûr, c’est que dans des pays comme le Maroc, l’Algérie, et la Tunisie, l’ordre sociopolitique précolonial a été détruit, et une nouvelle société est née après la disparition des communautés villageoises et tribales, l’affaiblissement des solidarités lignagères et surtout le déclin de l’économie d’autosubsistance. Ces sociétés n’ont pas d’autre alternative que de s’organiser en nations où l’Etat a le monopole de la violence, de l’éducation et du droit. Est-ce que ce triple monopole réussira-t-il à s’imposer ? Il a échoué pour le moment en Somalie et il est en train de s’imposer ailleurs avec des difficultés. Ces difficultés donnent des arguments au relativisme culturel qui présuppose que chaque culture a son propre imaginaire qu’elle voudrait réaliser dans un ordre politique particulier, ce qui signifierait que les pays du Tiers Monde ne pourront pas importer des institutions nées de l’histoire européenne. Traduite en langage clair, cette phrase signifie que l’Etat de droit, la démocratie, les droits de l’homme… ne correspondent pas à la culture arabo-musulmane, s’agissant des pays du Maghreb.
La conclusion de ce relativisme est que les sociétés non occidentales sont condamnées à l’autoritarisme, à la corruption et à la torture comme mode de gouvernement parce que cela ferait partie de leur essence culturelle. Le relativisme justifie l’autoritarisme et ne voit pas deux éléments importants. Le premier est que le mode de vie précolonial, et ses formes d’organisation politique, a été détruit définitivement. Les tribus n’existent plus, si ce n’est à titre résiduel ; l’autosubsistance s’est réduite ; les chefferies traditionnelles ont été démantelées. L’individu a été libéré des solidarités mécaniques, pour parler comme Durkheim, et a des rapports abstraits avec d’autres individus : Casablanca compte plus de 10 millions d’habitants, Alger 6 millions d’habitants et Tunis dépasse les 2 millions.  Les conditions sociologiques de la nation, telle que Marcle Mauss la définit, sont réunies. Le deuxième élément est que, sous la colonisation, la revendication d’un Etat-nation souverain, exprimée par le mouvement national, a été une aspiration profonde des populations du Maghreb. Le mouvement national avait mobilisé ces populations pour créer une nation, c’est-à-dire une collectivité politique centralisée, organisée en Etat et dans laquelle il y a une forme ou une autre de légitimité qui permet aux administrés de se reconnaître dans ses dirigeants. En captant les attentes des populations, le charisme du leader est susceptible, dans une phase transitoire, d’être une étape vers l’institutionnalisation de l’autorité comme cela a été le cas avec Bourguiba et Boumédiène qui étaient populaires dans les années 1960.
Le relativisme serait recevable si et seulement si le Maghreb était encore tribal et que l’individu n’avait pas besoin du pouvoir central pour garantir ce que j’appellerais les bases publiques de la vie sociale : justice, sécurité, éducation, système de santé, électricité, eau, infrastructures routières, communications, monnaie réelle, etc. Le mécontentement social, suivi par des émeutes récurrentes, ne sont pas un refus de l’Etat ou l’expression du siba des tribus des siècles passés. Au contraire, elles rappellent au personnel de l’Etat ses manquements dans la gestion de l’espace public. Les émeutiers expriment une demande d’Etat de droit car aujourd’hui avec les conditions sociologiques de vie collective, structurées par l’individualisme, le salariat, la forme conjugale de vie  familiale, le logement urbain, la concentration citadine, etc., il n’y a pas d’alternative à un Etat efficace, dirigé par un personnel perçu comme légitime et compétent. Les Maghrébins ne sont pas ingouvernables ; ils sont à la recherche d’un gouvernement crédible qui prend en charge la gestion de l’espace public.
Le relativisme exagère la spécificité des cultures et sous-estime l’anthropologie de l’Homme, au sens que donne Kant à ce concept, c’est-à-dire l’étude de l’homme dans ce qu’il a d’humain. Le pouvoir est partout autoritaire, et ceci est une donnée anthropologique qui concerne aussi les Occidentaux qui ont inventé dans le passé des dictatures aussi violentes, sinon plus, que celles du tiers monde. L’homme a une soif insatiable de pouvoir après pouvoir, soif qui ne cesse qu’à la mort, écrit Hobbes ; seul le pouvoir arrête le pouvoir, lui fait écho Montesquieu ;  plus proche de nous, Lord Acton estime que tout pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument. Ces trois auteurs cités semblent parler du Maghreb contemporain, ce qui indique bien que l’autoritarisme, dans sa dimension anthropologique, est universel. Par ailleurs, chaque société invente ses propres institutions pour résoudre la contradiction gouvernés-gouvernants en fonction des ressources politiques qu’ont les uns et les autres. L’Europe a mis longtemps pour passer d’un Etat privatisé par les dynasties royales à une autorité émanant du suffrage populaire. Cette évolution n’a pas eu pour cause la volonté de dirigeants raisonnables et éclairés ; elle a été l’œuvre du mouvement social qui, de mobilisations populaires en mobilisations populaires, a arraché les libertés publiques et l’institutionnalisation de l’autorité, rendant illégal l’abus de pouvoir ou son détournement à des fins privées. Cette institutionnalisation est l’expression d’un rapport de force entre gouvernés et gouvernants.
Prenons le cas de l’Algérie. Qu’est-ce qui s’oppose à la construction de l’Etat de droit ? Deux facteurs essentiellement : les représentations culturelles d’un ordre politique méta-social et la nature rentière de l’économie. Le premier retarde l’exigence du contrôle institutionnel de l’autorité parce que la population n’a pas pris conscience qu’elle est source de pouvoir et que l’autorité est un bien public qui lui appartient. Les Européens ont opéré cette révolution intellectuelle il y a seulement deux siècles, et tout indique que le processus est en cours en Algérie. Le second facteur, favorisé par l’existence de revenus financiers externes, donc non produits localement, incite les dirigeants à utiliser l’argent public pour se maintenir à la tête de l’Etat.  De ce point de vue, la manne pétrolière est un obstacle quasi-absolu à la démocratisation. Dans un pays pétrolier, le gouvernement ne dépend pas du travail local de la population, c’est plutôt la population qui dépend du gouvernement. Par conséquent, la différence avec l’Occident est historique et les spécificités culturelles ne renvoient pas à une essence immuable qui ferait que l’Algérie soit hostile à la modernité et à la démocratie.
Le problème politique au Maghreb est que le pouvoir exécutif ne veut pas de concurrents ni de limites institutionnelles. Il s’est subordonné le pouvoir législatif ; il refuse l’autonomie du pouvoir judiciaire ; il limite les prérogatives des partis et des syndicats, etc. Cette hégémonie provient de l’anthropologie de l’Homme, mais aussi de l’histoire du Maghreb dont le nationalisme avait pour objectif de créer un pouvoir exécutif national à la place du pouvoir exécutif colonial. Les nationalistes maghrébins abordaient la question de l’Etat indépendant en termes de souveraineté nationale détenue par la suite par la monarchie au Maroc, par l’armée en Algérie et par le Combattant suprême en Tunisie.
Comme idéologie et comme mouvement populaire de mobilisation anticoloniale, le nationalisme avait pour objectif la création d’un pouvoir central qui représente la nation et les nationalistes ne se sont pas posé la question de la nature du pouvoir à mettre en place, mais il était explicite que ce serait un pouvoir exécutif.
Au Maroc, à l’indépendance, la monarchie est sortie renforcée de l’épreuve coloniale : elle possédait désormais un appareil administratif et policier qui contrôle tout le territoire, et elle a ajouté à sa légitimité religieuse une légitimité historique. De ce point de vue, Gellner avait raison de dire que le Protectorat avait renforcé le Makhzen. La période coloniale a re-légitimé la monarchie à qui il est revenu la tâche de créer l’Etat indépendant sur la base du contrôle du pouvoir exécutif et en se subordonnant les branches législative et judiciaire. L’Etat marocain présente les traits d’une monarchie européenne du XVIIIèm siècle ou du XIXèm siècle, un Etat où le législatif et le judiciaire ne sont pas autonomes. Dans un discours prononcé en mai 1977, le roi Hassan II a déclaré qu’il n’y aura jamais au Maroc de séparation des pouvoirs de son vivant. De ce point de vue, le Maroc n’est pas un « lieu compliqué » pour une réflexion politique. Cette situation est susceptible d’évoluer selon les rapports de force, et il n’est pas exclu que le Maroc devienne une monarchie constitutionnelle comme l’Espagne voisine, si les révoltes arabes débouchent sur un Etat de droit en Tunisie et en Egypte.
En Algérie, c’est la même situation avec l’armée qui se considère comme source de légitimité et qui désigne des civils pour diriger l’administration. Là aussi, le pouvoir exécutif, qui incarne l’unité de la nation, refuse l’indépendance de la justice et l’élection d’une Assemblée nationale souveraine. L’Etat au Maghreb est souverain dans le sens que donnent à ce concept les relations internationales. Souverain sur le plan international, cet Etat refuse que le peuple soit souverain sur le plan interne. Est-ce que la structure des groupes sociaux et la culture politique au Maghreb sont-elles compatibles avec l’existence d’un Etat où la souveraineté appartient au peuple ? Du point de vue théorique, tant que la souveraineté n’appartient pas au peuple qui l’exercerait à travers des élections libres, l’Etat de droit auquel aspirent les populations n’existera pas. L’Etat au Maghreb n’assure pas la protection des droits des individus ; il incarne l’indépendance – formelle et de moins en moins réelle dans le contexte de la mondialisation – de la collectivité politique dont les frontières ont été tracées durant la période coloniale. Le pouvoir central maintient un minimum d’ordre social en utilisant la force publique (armée, police, justice, douanes…), mais cette force n’est pas contrôlée par des institutions représentatives de la population. La force publique, remplissant les fonctions de l’Etat, est privatisée par une famille royale, une caste militaire ou un appareil policier.
Au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, les administrés sont livrés à l’arbitraire des employés de l’administration qui usent et abusent de leurs pouvoirs. La corruption est une pratique courante, et les individus ont besoin de protection clientéliste dans l’Etat parce que la nature du régime politique ne permet pas de porter plainte contre un fonctionnaire. Les rapports entre l’administration et les administrés obéissent à la violence, physique et symbolique, et au clientélisme. Cette situation de déséquilibre entre les gouvernants et les gouvernés est au cœur des révoltes arabes qui ont commencé en Tunisie en décembre 2010. Le soulèvement indique que les appétits du pouvoir exécutif ont étouffé l’Etat qui n’arrive pas à jouer son rôle de gestionnaire de l’espace public.
L’Etat au Maghreb est un patrimoine privé comme par le passé en Europe de l’Ouest qui a connu plus tard la dé-patrimonialisation de l’autorité publique, la représentativité des groupes sociaux dans les institutions, l’exercice du droit de vote, l’indépendance de la justice, etc. Si l’Etat en Europe a eu une naissance tumultueuse, marquée par les conflits et la protestation violente, pourquoi en serait-il autrement pour les pays du Tiers Monde, dans des conditions encore plus défavorables du fait de la mondialisation et des interférences des puissances occidentales ? Dans ces derniers pays, il y a deux processus à l’œuvre. Le premier est celui de l’affirmation d’un pouvoir central qui tente d’exercer le monopole sur la violence, sur l’éducation et sur le droit. La majorité des pays du Tiers Monde a atteint ce seuil, à l’exception de ceux que la littérature américaine appelle les « failed States ». Le second processus est celui de l’intégration des populations dans le champ de l’Etat, et donc de la sortie du néo-patrimonialisme. Les révoltes arabes ont enclenché ce processus dans la région, même si les acteurs, notamment les islamistes, utilisent des mots d’ordre qui contredisent cet objectif. Il peut sembler que cette présentation soit développementaliste ou linéaire ou encore occidentalocentriste. Il n’en est rien parce que les populations des pays maghrébins aspirent à une nation organisée en Etat de droit, avec la condition qu’il soit compatible avec le vécu culturel et religieux. Est-ce possible ? Ceci est un autre débat, et nous avons souligné précédemment les contradictions entre les aspirations et les attentes sociales des populations du Tiers Monde. Le fait à retenir est que dans ces attentes sociales, il y une demande d’Etat, c’est-à-dire des institutions représentatives et des rapports d’autorité non personnalisés. 
Ce à quoi nous assistons aujourd’hui au Maroc, en Tunisie et en Algérie, c’est la résistance du pouvoir exécutif qui veut exercer toutes les prérogatives de l’Etat et qui refuse que la source de la légitimité soit la population. C’est ce qui explique les conflits, la violence, le malaise, même si les discours des protestataires ne revendiquent pas clairement l’exercice de la souveraineté par le peuple. Cette revendication est voilée par la demande de justice véhiculée notamment par le discours islamiste, par la condamnation de la corruption et des inégalités sociales. Il y a un mécontentement populaire que le pouvoir exécutif dissuade de s’organiser en mouvement politique en utilisant la violence de l’Etat, ce qui signifie que la lutte pour le pouvoir est incessante et qu’elle est en rapport avec les attentes sociales de la population. Les contestataires utilisent des ressources identitaires dans  la mobilisation, et cela donne l’impression que l’unité de la nation est menacée. Mais c’est seulement une impression parce que les espaces de la contestation légale étant fermés, la protestation se saisit de l’islam ou de la berbérité pour rassembler le plus grand nombre sur la base des émotions. Cependant, la question fondamentale est relative à la capacité des groupes sociaux en Afrique du Nord à concevoir un imaginaire politique désenchanté où le discours désigne directement ce qui est véritablement en jeu : l’exercice de la souveraineté. De ce point de vue, ce ne sont pas les masses qui sont absentes ; ce sont plutôt les élites qui, jusque-là, ont soit rallié le populisme des masses, soit servi le pouvoir central en contrepartie de gratifications matérielles et symboliques. Elles n’ont pas fourni de discours mobilisateur en prise avec la réalité ; elles n’ont pas indiqué le sens des perspectives historiques, elles n’ont pas contribué à répandre une culture générale scientifique qui découragerait les utopies millénaristes et les mythologies. L’origine de la panne de la construction de l’Etat de droit est à rechercher aussi dans cette direction. 
 

4 commentaires:

  1. J'ai bien aimé chez Gellner, la religion et le profane. son analyse des mécanisme de fonctionnement des sociétés maghrébines. le maghrébin en général explique son environnement par le reflet de la religion (soufisme ou salafisme ou islam citadin)sur sa pensée et son comportement. M.BOUATROUS Noureddine

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    1. Bonjour Bouatrous,


      Gellner était admiratif de la Nahda et des oulémas qu'il considérait comme les "protestants" de l'islam, source de modernité politico-religieuse. Cette analyse date des années 1950 et 1960. Dans les années 1980, il dit ne pas comprendre pourquoi les sociétés musulmanes post-coloniales ont donné naissance à l'islam politique.

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  2. Bonjour Mr ADDI,
    Puisque l’échec est l’échec de l’élite incapable de donner du sens des perspectives historiques, est ce que le constat est appliqué pour toutes les élites? Est ce les "élites diasporiques", qui ont fuit contre leur gré leur patrie, le cas de l’Algérie, n'est pas une forme de fuir les hégémonies avec toutes ses formes ( politiques, idéologiques et sociales), et sauver leur vocation? Ou, sont-elles aussi égoïstes dans leur "projet" migratoire?
    Cordialement.Karim KHALED. CREAD

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  3. Quand j'observe les conduites des élites politiques, j'ai la certitude de lire les rapports établis entre, d'un côté, les tribus makhzen comme les douairs et zmalas et, de l'autre, les tribus raia ou, de façon plus générale l'ordre dominant pendant la régence.Les similitudes sont frappantes puisqu'on retrouve jusqu'aux ordres maraboutiques qui sont réinsérés dans le champ politique officiel.
    Dans ces conditions, qui de la société ou de ses élites sont à moderniser ? C'est l'histoire qui semble prise à revers quand on compare avec la naissance de l'état et de la nation en europe.
    Ouas Ziani

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