>>> Présentation :
Ce livre met en comparaison les travaux sur le Maroc de deux grands anthropologues anglophones, Ernest Gellner et Clifford Geertz. L’hypothèse est que l’opposition des approches de ces deux auteurs renvoie au débat en sociologie entre Durkheim et Weber, entre le positivisme et la phénoménologie. Outre cet aspect théorique fondamental pour la discipline, ce livre, qui s’adresse aussi bien aux spécialistes qu’aux lecteurs profanes s’intéressant à l’Afrique du Nord, apporte un éclairage stimulant sur de nombreux aspects de l’anthropologie du Maghreb, relatifs à l’islam, à la segmentarité, à la bérbérité, à la langue, à la construction de l’Etat…
Tables de matières
Préface
Chapitre 1. Aperçu de l’anthropologie en Afrique du Nord
jusqu’aux années 1950
L’anthropologie coloniale comme représentation académique de la société
colonisée
Deux auteurs représentatifs de l’anthropologie coloniale : R. Montagne
et J. Servier
Rupture avec le savoir colonial : J. Berque et P. Bourdieu
Chapitre 2 : L’anthropologie entre l’objectivité du
social et l’interprétation de l’imaginaire
Gellner ou l’objectivité
du social modélisée
Geertz ou l’anthropologie
comme interprétation de l’imaginaire
Première partie
Ernest Gellner : Le Maghreb
expliqué
Chapitre 3 : La berbérité dans l’approche de Gellner
Le paradigme de la berbérité classique
Le ‘paradoxe’ politique berbère
La néo-berbérité et l’Etat indépendant : le cas de l’Algérie
Chapitre 4 : Segmentarité et nationalisme
Le problème de la segmentarité
Nation et nationalisme
Nation et espace public
Chapitre 5 : L’islam dans la pensée de Gellner
Paradigme platonicien et soufisme
Islam scripturaire et Protestantisme
Des oulémas à l’islamisme
Chapitre 6 : La société civile et son rival :
l’islam
Adam Ferguson : ses craintes et ses erreurs
Hobbes, Ibn Khaldoun et la rente foncière
Société idéologique et société civile
Deuxième partie
Clifford
Geertz : Le Maghreb interprété
Chapitre 7 : Ré-observer l’islam
Une anthropologie de l’islam
Sainteté, baraka et
pouvoir central
De la salafiya à
l’islamisme
Chapitre 8 : Langage et culture au Maghreb: une
approche geertzienne
Un monde social verbalement construit
La structure bipolaire de la vision du monde
Langue classique et langue parlée
Chapitre 9 : Relativisme, ethnocentrisme et identité
La querelle du relativisme
Identité et ethnocentrisme
La notion de personne et le mécanisme de la nisba
Chapitre 10 : Le symbolisme dans l’approche anthropologique
de Geertz
Le symbolisme comme fondement ou comme reflet
Le modèle de et pour la réalité
Ambiguïtés et critique du symbolisme chez Geertz
Epilogue : Qu’est-ce qu’une nation en Afrique du
Nord ?
Epilogue
Qu’est-ce qu’une
nation au Maghreb
A la mémoire de Driss Benali, brillant universitaire
marocain
Ernest
Gellner et Clifford Geertz ont fait des apports considérables à l’anthropologie
politique du Maghreb dont ils ont essayé de décrypter le processus de
construction nationale. Ils ont réfléchi à la genèse des nationalismes locaux
nés de la résistance à la domination coloniale et influencés, de manière
dialectique, par la culture politique française. Certes, certains mots du
discours, les symboles de la lutte et la ferveur de la mobilisation populaire
proviennent en partie de l’islam, mais l’objet de l’aspiration - la nation -
est européen puisque la nation est née d’abord en Europe d’un processus
historique marqué par la sécularisation des sociétés que le schisme protestant
avait favorisée. Pour Gellner, nous l’avons maintes fois souligné, l’islam citadin
est idéologiquement armé pour construire la nation. Les indépendances
intervenues dans les années 1950 et 1960 insèrent les sociétés maghrébines dans
la temporalité hégélienne de l’histoire. Toute sa réflexion a consisté à
analyser comment le Maghreb pré-hégélien
a réussi, grâce à la domination coloniale, à construire une rationalité
politique qui lui a permis de s’inscrire dans l’universalité. Gellner ne s’est
pas intéressé à la période postcoloniale qui, à ses yeux, a fait perdre aux
pays du Maghreb leur originalité pour ressembler à des pays du sud de l’Europe.
L’objet
gellnérien s’est éteint avec les indépendances, ce qui est la marque d’un
optimisme que ne partage pas Geertz qui
se demande si, dans les pays du Tiers Monde, la nation en tant que forme
d’organisation politique est viable. Il s’est intéressé dans les années 1950 et
1960 à la formation de l’identité nationale des jeunes Etats issus de la
décolonisation, pensant que les ethnocentrismes locaux - ce qu’il appelle les
liens primordiaux - seraient des obstacles à l’intégration des communautés
nationales en formation. « La construction nationale, écrivait-il, ne fait
pas disparaître l’ethnocentrisme ; elle le modernise». Mais à quelques
exceptions près (la Somalie, le Congo…), les nations issues de la
décolonisation ne se sont pas désintégrées et les problèmes politiques auxquels
elles sont confrontées aujourd’hui sont en rapport avec la demande de
participation de la population au champ de l’Etat, même si les mobilisations
contestataires ont des langages identitaires (islamisme et berbérisme au
Maghreb). La contestation exprime plus une demande d’Etat (même si souvent elle
est formulée dans un discours contradictoire) qu’un refus de celui-ci. De ce
point de vue, ce n’est pas la colonisation qui a exporté le modèle politique
occidental, c’est plutôt la décolonisation qui tente de l’importer, avec toutes
les difficultés de sa mise en place.
Cette
thématique est au cœur de ses textes d’anthropologie politique qui ont pour
objet les rapports d’autorité, les ressources de légitimation, les sentiments
de solidarité, et d’une manière générale, l’influence de la domination
occidentale sur les cadres formels de mobilisation et d’organisation politique.
Au fond, Geertz s’est intéressé au processus d’appropriation des concepts de
l’imaginaire politique occidental (Etat, nation, parti, liberté, droits
civiques…) par la culture autochtone, ce qui a conduit à des expériences
singulières. Il cite l’exemple du parti Istiqlal
dirigé par Allal Al Fassi et que de nombreux Marocains en milieu rural
appelaient « Al Allalia », comme si c’était une nouvelle confrérie
religieuse dont le nom dérive de celui du fondateur. Le discours nationaliste
est un mélange de culture autochtone et de concepts empruntés à l’Europe qui,
au fond, a obligé tous les peuples de la terre à exister sous forme de nation
ou à disparaître politiquement. Ces derniers ont créé des nations, mais est-ce
vraiment des nations, se demande Geertz.
Dans
les années 1960, cette perspective était novatrice et à contre-courant,
exprimant des doutes sur les problématiques de la modernisation qui faisaient
croire que la tradition était sur le déclin dans les pays du Tiers Monde.
Geertz n’adhérait pas à l’idée selon laquelle les mouvements nationalistes des
pays du Tiers Monde avaient définitivement rompu avec la tradition et qu’ils
s’étaient engagés dans des processus de modernisation irréversible de type
occidental. Les auteurs des approches de la modernisation ne percevaient pas,
pensait-il, le caractère syncrétique des nationalismes du Tiers Monde,
mélangeant foi religieuse, aspirations à la modernité et utopie millénariste.
Il souligne que les pays colonisés sont marqués par une profonde
contradiction : d’un côté, ils veulent sauvegarder leurs cultures et leurs
identités (essentialism) et, d’un
autre, ils aspirent à la modernité (epochialism).
De ce point de vue, Geertz est trop pessimiste au regard des difficultés
réelles de la construction de l’Etat dans le Tiers Monde en général et au
Maghreb en particulier.
Tradition (essentialism) versus modernité (epochialism)
Geertz
a écrit de nombreux articles sur ce qui était appelé il y a quelques années
« la construction nationale dans les sociétés du Tiers Monde »,
attirant déjà l’attention sur les difficultés du seul sentiment anti-colonial à
créer une nation et sur les obstacles culturels à la cohésion nationale. Dans
les années 1950 et 1960, cette réflexion d’anthropologie politique était
novatrice dans un climat universitaire où dominaient l’économisme et le tiers
mondisme. Il ne suffisait pas de combattre le colonialisme pour créer un
Etat de droit; il ne suffisait pas de construire des routes pour
développer une économie moderne, semblait dire Geertz qui ne partageait pas
l’optimisme des anthropologues et sociologues qui prévoyaient une consolidation
des nations sous l’action d’Etats nouvellement indépendants. Pour lui, les
groupes sociaux qui forment les sociétés du Tiers Monde sont si divers, si
hétérogènes qu’il est difficile de les fondre dans un cadre théoriquement
homogène appelé Nation. Il souligne les changements politiques importants
survenus sous la colonisation, à laquelle a survécu une hétérogénéité sociale
et culturelle qui exprime une conflictualité religieuse, ethnique, tribale ou
régionale… et qui révèle une lutte implacable de symboles. Avant la domination
coloniale et l’unification du monde par l’expansion européenne, ces
constructions du sens étaient plus ou moins territorialisées, délimitées
géographiquement et ne se heurtaient violemment qu’occasionnellement.
Aujourd’hui, c’est-à-dire après les Indépendances, il y a une promiscuité des
sens sans coexistence, ou cohabitant difficilement sous la pression de régimes
autoritaires. Ce sont des constructions du sens qui s’affrontent, dirait-il, qui
revendiquent chacune la Norme ou l’universalité. La nation n’est pas refusée
comme cadre collectif d’identité, mais chaque groupe voudrait la définir sur le
critère de ses intérêts symboliques en mettant en avant les liens primordiaux.
Dans
quelques articles écrits après les années 1990, Geertz réitère les mêmes
observations analytiques avec un plus grand pessimisme pour l’avenir politique
de ces pays, comme le montrent les titres des publications récentes :
« What is a country if it is not a Nation? », « What is a
Culture if it is not a Consensus ?”, “What is a State if it is not a
Sovereign?”. L’hypothèse centrale de ces écrits est que les concepts de Nation,
Etat, Société, Culture… sont des catégories théoriques trop homogènes pour
refléter les réalités diverses qu’ils sont censés désigner. Cette opposition,
rappelle-t-il, entre l’homogénéité pure et parfaite des concepts et
l’hétérogénéité des expériences humaines n’est pas propre aux pays du Tiers
Monde ; elle se retrouve aussi en Espagne, en Grande Bretagne, aux
Etats-Unis, en France, etc. où est maintenue l’illusion du « plébiscite de
tous les jours » selon la formule de Ernest Renan. Geertz a toujours été
réticent à approcher la réalité sociale avec des concepts macrosociologiques,
et il est alors à se demander s’il questionne la capacité des concepts à
traduire des réalités, ou bien s’il attire l’attention sur l’incapacité des
pays du Tiers Monde à créer des Etats et des Nations.
Il
soulève dans ses écrits des années 1960 le thème de l’opposition entre
tradition et modernité, préférant utiliser les catégories d’essentialisme et
d’épochialisme dans ses articles des années 1960, dont il dit qu’elles sont
historiquement et épistémologiquement liées, l’une ne voulant rien dire sans
l’autre. Ce qui est intéressant à analyser, c’est la tension qui les
caractérise à l’intérieur de leur champ de signification et aussi entre elles.
Il n’y a pas, dit-il, des groupes sociaux organisés qui revendiquent la
tradition et seulement la tradition, opposés à d’autres groupes sociaux qui se
réclameraient uniquement de la modernité. Les contradictions traversent tous
les groupes se réclamant de l’un ou l’autre bord. Né des bouleversements
historiques et sociaux, le nationalisme n’échappe pas à cette dynamique
contradictoire, et lui-même véhicule l’essentialisme et l’épochialisme. Il y a
d’un côté une volonté d’être soi-même, tout en cherchant à entrer en
compétition sur le plan international avec les autres pays, sinon en économie,
tout au moins sur le registre de la dignité. L’essentialisme, c’est être
soi-même, c’est parler sa langue, montrer de l’attachement à sa culture, être
fidèle à sa religion, en un mot affirmer son identité. A l’inverse,
l’épochialisme, c’est s’organiser économiquement, socialement et politiquement
comme les nations modernes. Comment être soi-même tout en étant moderne ?
Quelle est la part de soi-même à sacrifier pour être modernes ? Telles
sont les questions cruciales pour ces sociétés qui, courant deux lièvres à la
fois, n’ont réussi à préserver ni l’identité d’origine ni à construire la
modernité. Une synthèse des deux s’est imposée, mettant en place un ordre
social traversé par des logiques contradictoires qui sont vécues
quotidiennement à travers des frustrations plus ou moins exprimées.
Sous
la colonisation, en Indonésie comme au Maghreb, le nationalisme était arrivé à
unir les différents groupes sociaux contre la domination perçue par les uns
comme impérialiste et par les autres comme chrétienne. Dans la période postcoloniale,
l’ennemi commun ayant disparu, les gouvernants ont dû faire des promesses pour
maintenir un minimum d’unité nationale. Mais ces promesses étaient
contradictoires : pour les uns, c’était la modernité et ses avantages de
bien-être social, et pour les autres, c’était le retour aux sources, la
récupération de l’identité originelle blessée par l’occupant colonial. La
tension du discours est inhérente au nationalisme et se manifeste surtout dans
la période historique de consolidation postcoloniale de la nation. Si l’on
observe les courants idéologiques au Maghreb aujourd’hui, et si l’on se réfère
aux partis qui se réclament de la Tradition (disons les islamistes) et ceux qui
se réclament de la Modernité, ni les uns ni les autres ne sont attachés uniquement
à la Tradition ou uniquement à la Modernité. Les partis sécularisés
revendiquent « les constantes idéologiques nationales » (arabité ou
amazighité, respect de l’islam dans les limites de la liberté des citoyens…) et
les partis islamistes sont ambigus sur leur projet politique, promettant de
construire un Etat idéal qui ferait régner l’égalité et la justice sans donner
des précisions sur son organisation. Ce qui est sûr, ils refusent pas
l’industrialisation et le salariat et ne souhaitent pas revenir à l’économie
d’autosubsistance de la société traditionnelle. Cet exemple indique que le
débat sur la prétendue opposition entre tradition et modernité est faussé dès
lors que ces deux notions sont réifiées et ne sont pas reliées aux aspirations
et à la vie quotidienne des groupes sociaux. Le champ des aspirations est
certainement hétérogène mais la vie en commun impose le compromis. C’est un
miracle, suggère Geertz, que l’Indonésie et le Maroc ne connaissent pas une
guerre civile permanente ; il y a cependant la dynamique inverse par
laquelle l’Etat tente par l’économie, l’éducation, l’administration, la
production de symboles et de mythes nationalistes… d’unifier les groupes
sociaux et de leur donner un sentiment d’identité commune. Dans cette tâche,
certains Etats réussissent plus ou moins ; d’autres échouent :
Ceylan, Somalie, Rwanda, Soudan, Nigeria, Congo…
Les
orientations idéologiques des partis en présence sont différentes dans la
mesure où les uns estiment que la priorité est de renforcer idéologiquement la
nation, et les autres considèrent qu’elle a besoin d’être réorganisée
politiquement et économiquement. Le pouvoir d’Etat essaye de satisfaire les uns
et les autres et se réclame autant de la Tradition que de la Modernité, ce qui
le condamne à une hétérogénéité difficile à dépasser. Le premier président
algérien, Ahmed Ben Bella, déclarait en 1963 que le socialisme n’a pas été
inventé par Marx mais par l’islam qui enseigne les valeurs de justice dans la
distribution des richesses. Ce ne sont pas là seulement des stratégies
discursives pour attirer le plus grand nombre ; c’est plus profond, et
cela renvoie à la situation historique postcoloniale où les groupes sociaux ont
des aspirations contradictoires. Les régimes postcoloniaux ont toujours sacrifié
la pureté idéologique de leurs modèles pour élaborer des compromis ou des
synthèses qui permettent aux différents groupes sociaux de cohabiter et de ne
pas se sentir menacés dans leur existence.
C’est
peut-être pour avoir échoué dans cette synthèse que l’Algérie a basculé dans
une violence qui a fait 200 000 morts entre 1992 et 2002, à la suite
d’élections gagnées par des islamistes et annulées par l’armée. Craignant que
le compromis entre Modernité et Tradition ne soit rompu, celle-ci a annulé les
résultats et a réprimé violemment les islamistes. Des couches sociales
urbaines, en général francophones, ont eu peur d’un régime islamiste, et ont
exprimé le souhait que l’armée intervienne pour les protéger d’une telle
menace. Les militaires ont médiatisé cette peur pour apparaître comme les
garants de la paix civile, trouvant une justification pour réprimer à grande échelle des islamistes
dont le tort avait été d’avoir gagné des élections. Il est vrai que certains
officiers supérieurs, impliqués dans des affaires de corruption, avaient peur
d’être traînés devant des tribunaux par le nouveau régime. Ils ont convaincu le
reste de l’armée à l’idée que celle-ci est un garant de la paix civile et des
« valeurs républicaines ». La peur de certains groupes sociaux n’a été
qu’un prétexte pour une intervention qui rappelle que ni l’armée en Algérie, ni
la monarchie au Maroc ne veulent être exclues des dynamiques politiques qui se
dessinent au Maghreb. S’identifiant à la nation, l’armée en Algérie et la
monarchie au Maroc tiennent à être au centre de ces dynamiques pour les
contrôler, prêtes à aller aussi loin
que possible dans l’ouverture politique et le compromis, à la seule condition
qu’elles gardent le monopole de la souveraineté nationale, ce qui signifie
qu’elles sont la source exclusive du pouvoir. Autant dire que l’ouverture à
laquelle ils appellent est impossible, ce qui les enferme dans les
contradictions de la protestation violente et de la répression. La perspective,
ouverte par les révoltes commencées en Tunisie en décembre 2010, est qu’en
Algérie, l’armée se retire du champ politique, et qu’au Maroc, la monarchie
accepte le modèle de Westminster où le roi règne mais ne gouverne pas.
En
1998, le roi Hassan II, prenant la mesure de la menace islamiste, a demandé au
parti qu’il a toujours réprimé - l’USFP - de former un gouvernement. Il a nommé
Abderahim Youssoufi, un militant qui avait connu la prison et l’exil, au poste de Premier Ministre. L’opération
consistait à gagner l’appui des couches sociales urbaines fidèles à ce parti
pour contrebalancer l’influence grandissante des islamistes. L’expérience a
échoué quelques années plus tard, et la monarchie a dû négocier un compromis
avec les islamistes, acceptés au Parlement, à condition qu’ils ne soient pas
majoritaires. Le Maroc voulait éviter la rupture qui s’était produite en
Algérie en décembre 1991 et qui avait été à l’origine de la violence. La menace
permanente de la violence et le recours à l’autoritarisme pour garantir la
synthèse entre identité et modernité ne signifient pas que la construction
nationale est un échec dans des pays comme le Maroc ou l’Algérie. C’est le même
schéma, en Algérie, où l’armée est constamment à la recherche d’islamistes
dociles, allant jusqu’à présenter de faux islamistes à des sièges de députés et
des postes de ministres.
Il
me semble que Geertz sous-estime la perspective historique dans laquelle les
pays du Tiers Monde sont engagés, et succombe à son corps défendant à un
relativisme sur lequel il a attiré l’attention en s’affirmant
anti-anti-relativiste. Nous rencontrons ici la difficulté, soulignée par
Abdallah Laroui, qu’a l’anthropologie avec l’histoire. La construction de
l’Etat, la formation de la nation, l’apparition de la citoyenneté, l’émergence
d’une économie productive et concurrentielle, etc., sont des processus longs.
En Occident, il a fallu deux ou trois siècles à l’Etat de droit, à la culture
civique, au marché… pour se cristalliser dans les formes que nous connaissons.
S’attendait-on à ce que l’Etat postcolonial soit démocratique dès
l’indépendance du pays ? Geertz a une tendance à installer sa pensée dans
la synchronie, donnant au déphasage symbole-réalité un caractère structurel
indépassable. Pour Geertz, la réalité politique semble figée dans les
contradictions de la société coloniale, donnant l’exemple de la Somalie, du
Rwanda, du Sri-Lanka, du Nigeria, du Pakistan… Est-il possible de généraliser
ce niveau de crise à tous les pays du Tiers Monde ? L’Etat risque-t-il de
disparaître partout comme en Somalie ? Les pays sont différents et ont été
façonnés par leurs passés respectifs. Il y a une centaine de pays du Tiers
Monde et ils ne connaissent pas tous l’instabilité du Soudan et du Congo, et
l’Etat n’a pas partout disparu comme en Somalie. La réalité de ces pays postcoloniaux
n’obéit pas moins à une tendance anthropologique profonde : le désir
insatiable de pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort, selon la
célèbre formule de Hobbes.
Je
défendrais cette thèse en faisant référence aux pays du Maghreb qui aspirent à
construire des nations où les rapports politiques sont pacifiés. En Algérie, au
Maroc, comme en Tunisie, la conscience nationale s’est cristallisée de manière
irréversible et les problèmes auxquels ces pays sont confrontés sont relatifs
au passage du caractère privé au caractère public de l’Etat et à la
représentativité des populations dans les institutions, dans une situation
marquée par une productivité faible de l’économie et des frustrations
collectives énormes. L’incapacité du gouvernement à satisfaire les attentes
sociales crée une atmosphère révolutionnaire marquée par l’autoritarisme des
dirigeants et la violence des dirigés. Le mécontentement de la population
n’exprime pas un refus d’organisation politique sous la forme de l’Etat-nation,
il révèle plutôt le décalage entre les promesses du mouvement de libération
national durant la période coloniale et les réalisations de l’Etat postcolonial
en matière de progrès social et économique. Les révoltes de décembre 2010 en
Tunisie renvoient à ces frustrations qui ont eu raison d’un régime pourtant
autoritaire qui a échoué, comme ses deux voisins, à institutionnaliser les
rapports d’autorité entre les dirigeants et les administrés.
Le Maroc, l’Algérie et la Tunisie : l’affirmation de la conscience
nationale
Les
trois pays du Maghreb sont de jeunes nations nées de la résistance à la
domination française qui a tracé les frontières entre les deux pays. Si la
France leur avait donné le même statut colonial sous la forme de départements
français, il est possible qu’ils soient devenus un seul Etat-nation après la
colonisation. Dans ce que Geertz appelle essentialisme, il n’y a rien qui
distingue les trois sociétés, mais l’unité d’un si vaste ensemble aurait été
difficile à maintenir et aurait exigé un pouvoir central fort. Leur histoire
n’a pas pris cette direction et aujourd’hui, ce sont des nations qui se sont
individualisées politiquement avec des consciences nationales se cristallisant
autour de symboles qui leur sont propres. Au Maroc, le symbole de la nation, c’est
la monarchie ; en Algérie, ce sont les martyrs de la guerre d’indépendance
dont l’armée se pose en gardienne, en Tunisie, c’était un homme, Habib
Bourguiba, appelé officiellement le « Combattant suprême ». Son
successeur, Zine Al Abdine Ben Ali, est tombé parce qu’il n’avait pas la
dimension historique du leader du nationalisme tunisien. Pour des raisons
historiques, culturelles et sociologiques, l’avenir de la Tunisie
post-Bourguiba n’est que l’Etat de droit, même si le chemin sera émaillé de
violence. Au Maghreb, la Tunisie a été le maillon faible de l’autoritarisme
local qui ne disposait pas des
ressources symboliques et financières des régimes marocain et algérien.
Sur
le plan régional, dès les indépendances, les pays du Maghreb sont entrés en compétition
pour le leadership. Après avoir joué la carte du Chef d’Etat le plus moderne,
Bourguiba s’était retiré de la compétition, n’ayant pas ni la puissance
numérique ni les moyens financiers de l’Algérie et du Maroc. Impliqués dans une
rivalité westphalienne, ces deux pays ont obéi au jeu de la géopolitique
mondiale et, durant trois décennies, la frontière algéro-marocaine séparait le
camp capitaliste du camp socialiste. La guerre froide avait inséré la région
dans sa logique conflictuelle, trouvant prétexte d’abord sur le tracé des
frontières et ensuite avec le sort du Sahara occidental, ancienne colonie que
l’Espagne a abandonnée en 1975. Les élites dirigeantes marocaines considèrent
que le royaume avait été amputé au Sud et à l’Est par l’expansion européenne au
XIXèm siècle, soulignant que le Sahara occidental, la Mauritanie et une partie
de l’Ouest algérien ont appartenu au Maroc avant la conquête coloniale. Leurs
adversaires leur répondent que la colonisation a créé de nouveaux Etats avec
des frontières territoriales différentes de celles du Maghreb précolonial.
Depuis
1975, l’Algérie et le Maroc s’opposent dans les organisations internationales
et régionales (ONU, Union Africaine, Ligue arabe) au sujet du statut du Sahara
Occidental. Le Maroc l’a annexé, irritant l’Algérie qui défend le principe du
droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, soutenant le Front Polisario –
organisation politico-militaire revendiquant l’indépendance du territoire – qui
a mené une guérilla meurtrière entre 1975 et 1991. Le conflit révèle une
rivalité entre deux Etats qui se disputent le leadership dans la région, et qui
font du nationalisme une ressource politique à usage interne. La monarchie ne
veut pas risquer d’apparaître tiède dans ce que les partis marocains appellent
« l’achèvement de la libération nationale », et le Roi sait que s’il
abandonne le Sahara occidental, l’opposition l’attaquera pour l’affaiblir et,
éventuellement, le renverser. La revendication du Sahara jouit au Maroc d’un
soutien populaire très large, et son abandon aurait un coût politique très
élevé pour la monarchie qui joue sa survie. Du côté algérien, même si la
question du Sahara occidental n’est pas déterminante pour la survie du régime
comme chez les voisins, les militaires en font une affaire d’honneur national.
Ayant décidé de soutenir le F. Polisario en 1975, l’Algérie s’en tient à cette
position quoi qu’il en coûte. A l’époque, le régime se réclamait du socialisme
et craignait que l’Europe et les USA n’utilisent le Maroc pour renverser le régime
« anti-impérialiste » dirigé par Houari Boumédiène. Celui-ci avait
cherché à mettre en difficulté la monarchie, espérant un coup d’Etat militaire
que soutiendraient les partis de gauche, et qui ferait basculer le Maroc dans
le camp anti-occidental. Mais le roi Hassan II a su éviter le piège en assumant
les revendications nationalistes des partis de l’opposition qui, en fin de
compte, ont été affaiblis par la stratégie du Makhzen puisque ces derniers
n’avaient pas d’autre alternative que de le soutenir. Le calcul de Boumédiène a
eu le résultat contraire de l’objectif recherché sur l’échiquier politique
marocain interne.
Analysée
sur le critère des paradigmes des relations internationales, la persistance du
conflit du Sahara s’expliquerait par trois raisons :
a.
Les pays de la région sont encore en bute avec les
contradictions de la construction nationale et de la stabilisation des
frontières. Encore jeune, le nationalisme semble être à la recherche
d’adversaires pour souder la population autour du pouvoir central. Les deux
nations se comportent comme deux tribus du Maghreb médiéval se disputant un
terrain de parcours pour leurs troupeaux. Les Etats ont brisé les tribus à
l’intérieur de leurs frontières, mais se constituent dans la région comme deux
« tribus nationales ». Le nationalisme algérien se sent frustré de ne
pas avoir créé une seule « tribu » au niveau du Maghreb et fait
porter la responsabilité de cet échec à la monarchie dont il souhaite la
disparition. Les nationalistes marocains, qui aspirent aussi à la création d’un
Etat maghrébin unitaire, soupçonnent les « cousins » Algériens
d’utiliser cette aspiration pour s’imposer à eux. Les deux peuples, à l’issue
du combat qu’ils ont livré contre la domination coloniale, ont créé deux Etats-nations
identiques idéologiquement et culturellement mais rivaux politiquement. Leurs
relations sont marquées par la logique westphalienne qui fait des Etats des
unités prêtes à se déclarer la guerre s’ils estiment que leur sécurité est
menacée par le voisin.
b.
Les économies des deux pays, encore sous-développées,
sont liées au territoire, attribut de puissance et source potentielle de
richesses naturelles. La richesse du Maroc provient de l’agriculture, des
matières premières, du tourisme et de quelques industries manufacturières.
L’extension du territoire vers le sud est susceptible d’accroître le PIB par la
disponibilité d’importants gisements de phosphates et, peut-être dans le futur,
d’hydrocarbures. Quant à l’Algérie, sa principale richesse provient précisément
des hydrocarbures enfouis dans les territoires du Sud. Par conséquent, la
compétition pour le territoire a pour enjeu la puissance. Ceci est la marque
que les deux économies ne se sont pas développées après cinquante années
d’indépendance, et ne se sont pas émancipées de leurs territoires :
l’agriculture pour le Maroc, au point où le niveau des recettes budgétaires
dépend de la pluviométrie, et les hydrocarbures pour l’Algérie dont la
situation financière dépend des variations du prix international du pétrole.
Dans ces conditions, pour l’un comme pour l’autre, avoir un voisin moins
puissant territorialement est un gage de sécurité.
c.
L’Algérie et le Maroc ont très peu d’échanges
économiques, ce qui leur permet de s’ignorer. L’économie de l’un ne dépendant
pas de celle de l’autre, leurs politiques étrangères respectives se
construisent en dehors des pressions des milieux économiques nationaux. Par
ailleurs, malgré les liens historiques entre les deux pays, les flux de
personnes et de culture demeurent très faibles. La frontière terrestre, qui
sépare des parentèles et des lignages, est officiellement fermée depuis 1975.
Jusqu’à l’année 2007, les deux pays exigeaient un visa d’entrée pour des
personnes obligées d’emprunter l’unique liaison aérienne hebdomadaire Alger-Casablanca.
Les deux Etats ont délibérément empêché que des relations sociétales
s’établissent entre les deux pays, et les générations nées après les
Indépendances sont marquées par les discours dénigrant les voisins.
Ces
raisons indiquent que le Sahara occidental n’est pas la cause de l’hostilité
entre les deux régimes politiques ; il en est cependant le révélateur. Il
y a eu une première fois une guerre entre les deux pays, une année à peine
après l’indépendance de l’Algérie. En novembre 1963, l’armée marocaine franchit
la frontière au niveau de Tindouf pour en modifier le tracé. Le gouvernement
marocain avait affirmé que des promesses lui avaient été faites par des
dirigeants algériens en exil durant la guerre de libération au sujet des
modifications du tracé des frontières après l’indépendance de l’Algérie. En
déclenchant la guerre, la monarchie, dirigée par le jeune Hassan II, qui venait
de succéder à son père Mohammed V deux ans plus tôt, voulait obliger les
Algériens à tenir leurs promesses. Le conflit armé avait duré une quinzaine de
jours, faisant des morts de part et d’autre ; il a pris fin sous la
pression de l’ONU, l’OUA et la Ligue arabe. Deux faits méritent d’être
rapportés pour rappeler l’importance du sentiment nationaliste dans les deux pays.
Lorsque
la guerre avait éclaté dans la région de Tindouf en 1963, la Kabylie était le
théâtre d’une insurrection armée dirigée par le FFS qui refusait l’instauration
du système à parti unique. Le chef militaire du FFS, le colonel Mohand ou el
Hadj, a suspendu les hostilités en Kabylie et a demandé à l’armée de mettre à
sa disposition des moyens de transport pour acheminer ses troupes vers Tindouf
pour « défendre la patrie agressée par les Marocains ». Pour les
insurgés kabyles, la défense de la nation est prioritaire par rapport aux
divergences avec le pouvoir central. Une fois la guerre avec le Maroc terminée,
la dissidence armée en Kabylie n’a pas repris, et quelques mois plus tard, le
leader du FFS, Hocine Aït Ahmed, avait été arrêté. Au Maroc, le leader de
l’UNFP, parti idéologiquement proche du FLN algérien, avait condamné
« l’agression contre le peule frère d’Algérie ». Mehdi Ben Barka
s’identifiait aux orientations idéologiques du régime algérien :
socialisme, réforme agraire, anti-impérialisme, etc. La monarchie l’a accusé de
trahison et son parti a subi une répression féroce. Deux années plus tard, il a
été assassiné à Paris avec la complicité de la police française. Ben Barka a
été jusqu’au bout de son engagement politique et il en a payé le prix fort.
Pour lui, la monarchie n’est pas le symbole de la nation marocaine. Son échec
signifie que le roi était arrivé à le délégitimer sur le terrain nationaliste.
Sa position n’avait pas mis la monarchie en danger, et les Marocains avaient
soutenu dans leur majorité leur gouvernement contre l’Algérie.
Ces
attitudes contrastées indiquent que les acteurs ont intégré la grammaire de
l’Etat-nation. Le colonel Mohand ou el Hadj a été réaliste en allant combattre
les troupes marocaines, craignant que ses hommes ne désertent la rébellion pour
aller « défendre la patrie en danger ». A l’inverse, Ben Barka a eu
une position différente, préférant soutenir ses alliés idéologiques (le régime algérien) avec une conception
idéaliste du nationalisme. Il devait choisir entre ses convictions politiques
et la monarchie dont il refusait qu’elle soit le symbole de la nation. Le
ralliement du colonel Mohand ou el Hadj à l’armée en Algérie et l’échec de
Mehdi Ben Barka indiquent que, de part et d’autre de la frontière, il y a une
conscience nationale qui s’est affirmée et qui s’oppose à celle du voisin,
quels que soient les sentiments « primordiaux » qui lient les deux
peuples. Dix ans plus tard, le parti de Ben Barka, devenu entre-temps USFP, n’a
pas soutenu la position de l’Algérie sur le Sahara occidental, se rangeant
derrière le roi. La gauche marocaine, plus proche idéologiquement du régime
algérien, avait accepté de facto que
la monarchie soit le symbole de la nation.
Retour au relativisme culturel ?
Geertz
fait une observation juste sur le Maroc, soulignant que s’il y a quelque chose
qui fait l’unité de ce pays, c’est la monarchie. C’est juste, mais la monarchie
est un symbole, c’est-à-dire l’incarnation totémique d’un imaginaire collectif,
de sentiments de groupes, de désirs d’individus qui, au-delà des divergences,
expriment une aspiration à une identité politique que le totem satisfait plus
ou moins. Qu’elle soit un « modèle pour » ou un « modèle
de », la monarchie est le symbole d’une réalité existante ou celui d’une
réalité à faire exister. Geertz a appris à ses lecteurs à donner de
l’importance autant au symbole qu’à ce qu’il incarne. Par conséquent, la vie
politique au Maroc, en Tunisie, en Algérie, et ailleurs dans le Tiers Monde
postcolonial, se découvre à travers les symboles, et aussi à travers ce que ces
symboles représentent et qui se révèlent dans les discours, les pratiques et
les attentes sociales. La crise naît, dit Geertz, lorsque le symbole perd de
son efficacité à véhiculer le réel. Si le Maroc perdure comme unité politique,
cela signifie que la monarchie est efficace et qu’elle correspond à un
imaginaire qui lui donne cette efficacité. Il y a chez les Marocains, ou les
Tunisiens ou les Algériens, un désir d’identité collective qui donne un sens à
leur existence. Ce n’est ni la monarchie au Maroc, ni l’armée en Algérie, ni la
police en Tunisie qui garantissent l’unité nationale. Celle-ci est garantie par
un ethos politique dont la monarchie,
l’armée et la police sont les instruments.
A
partir des années 1990, Geertz devient pessimiste et doute de la capacité des
pays du Tiers Monde à construire un ordre politique comme celui des pays
occidentaux. Il se demande si les notions de nation et d’Etat ont un sens, au
vu de ce qui se passe au Rwanda, au Sri Lanka et en Colombie. Le sous-titre de
l’article « What is a State … » est « Reflections on Politics in
Complicated Places ». Pourtant, sur ces lieux compliqués, Geertz avait
produit des analyses d’anthropologie religieuse qui l’ont rendu célèbre dans le
monde académique. Le même effort peut être fourni pour des analyses de même
niveau en anthropologie politique, à moins de postuler que ces lieux étaient
moins compliqués trente ans plus tôt. Mais même si l’on considère que ces lieux
sont difficiles à comprendre, ils le sont pour qui ? Pour le sens commun
assurément, mais pas pour les sciences sociales. L’incapacité à comprendre une
expérience humaine fait croire que celle-ci est compliquée. Mais des problématiques d’anthropologie
politique ayant pour objets les rapports
d’autorité, le pouvoir, les imaginaires de légitimation, les capitaux sociaux
mobilisés comme ressources politiques, etc., pourraient contribuer à une
connaissance de cette expérience. De ce point de vue, l’anthropologie de Geertz
fournit des outils pertinents pour l’analyse des phénomènes politiques
a-étatiques ou sub-étatiques, en gardant en mémoire que ces pays sont
confrontés à des contradictions que les Etats européens ont surmontées à
différentes périodes historiques. Ce qui est sûr, c’est que dans des pays comme
le Maroc, l’Algérie, et la Tunisie, l’ordre sociopolitique précolonial a été
détruit, et une nouvelle société est née après la disparition des communautés
villageoises et tribales, l’affaiblissement des solidarités lignagères et surtout
le déclin de l’économie d’autosubsistance. Ces sociétés n’ont pas d’autre
alternative que de s’organiser en nations où l’Etat a le monopole de la
violence, de l’éducation et du droit. Est-ce que ce triple monopole
réussira-t-il à s’imposer ? Il a échoué pour le moment en Somalie et il
est en train de s’imposer ailleurs avec des difficultés. Ces difficultés
donnent des arguments au relativisme culturel qui présuppose que chaque culture
a son propre imaginaire qu’elle voudrait réaliser dans un ordre politique
particulier, ce qui signifierait que les pays du Tiers Monde ne pourront pas
importer des institutions nées de l’histoire européenne. Traduite en langage
clair, cette phrase signifie que l’Etat de droit, la démocratie, les droits de
l’homme… ne correspondent pas à la culture arabo-musulmane, s’agissant des pays
du Maghreb.
La
conclusion de ce relativisme est que les sociétés non occidentales sont
condamnées à l’autoritarisme, à la corruption et à la torture comme mode de
gouvernement parce que cela ferait partie de leur essence culturelle. Le
relativisme justifie l’autoritarisme et ne voit pas deux éléments importants.
Le premier est que le mode de vie précolonial, et ses formes d’organisation
politique, a été détruit définitivement. Les tribus n’existent plus, si ce
n’est à titre résiduel ; l’autosubsistance s’est réduite ; les
chefferies traditionnelles ont été démantelées. L’individu a été libéré des
solidarités mécaniques, pour parler comme Durkheim, et a des rapports abstraits
avec d’autres individus : Casablanca compte plus de 10 millions
d’habitants, Alger 6 millions d’habitants et Tunis dépasse les 2 millions. Les conditions sociologiques de la nation,
telle que Marcle Mauss la définit, sont réunies. Le deuxième élément est que,
sous la colonisation, la revendication d’un Etat-nation souverain, exprimée par
le mouvement national, a été une aspiration profonde des populations du
Maghreb. Le mouvement national avait mobilisé ces populations pour créer une
nation, c’est-à-dire une collectivité politique centralisée, organisée en Etat
et dans laquelle il y a une forme ou une autre de légitimité qui permet aux
administrés de se reconnaître dans ses dirigeants. En captant les attentes des
populations, le charisme du leader est susceptible, dans une phase transitoire,
d’être une étape vers l’institutionnalisation de l’autorité comme cela a été le
cas avec Bourguiba et Boumédiène qui étaient populaires dans les années 1960.
Le
relativisme serait recevable si et seulement si le Maghreb était encore tribal
et que l’individu n’avait pas besoin du pouvoir central pour garantir ce que
j’appellerais les bases publiques de la
vie sociale : justice, sécurité, éducation, système de santé,
électricité, eau, infrastructures routières, communications, monnaie réelle,
etc. Le mécontentement social, suivi par des émeutes récurrentes, ne sont pas
un refus de l’Etat ou l’expression du siba des tribus des siècles passés. Au
contraire, elles rappellent au personnel de l’Etat ses manquements dans la
gestion de l’espace public. Les émeutiers expriment une demande d’Etat de droit
car aujourd’hui avec les conditions sociologiques de vie collective,
structurées par l’individualisme, le salariat, la forme conjugale de vie familiale, le logement urbain, la
concentration citadine, etc., il n’y a pas d’alternative à un Etat efficace,
dirigé par un personnel perçu comme légitime et compétent. Les Maghrébins ne
sont pas ingouvernables ; ils sont à la recherche d’un gouvernement
crédible qui prend en charge la gestion de l’espace public.
Le
relativisme exagère la spécificité des cultures et sous-estime l’anthropologie
de l’Homme, au sens que donne Kant à ce concept, c’est-à-dire l’étude de
l’homme dans ce qu’il a d’humain. Le pouvoir est partout autoritaire, et ceci
est une donnée anthropologique qui concerne aussi les Occidentaux qui ont
inventé dans le passé des dictatures aussi violentes, sinon plus, que celles du
tiers monde. L’homme a une soif insatiable de pouvoir après pouvoir, soif qui
ne cesse qu’à la mort, écrit Hobbes ; seul le pouvoir arrête le pouvoir,
lui fait écho Montesquieu ; plus
proche de nous, Lord Acton estime que tout pouvoir corrompt et le pouvoir absolu
corrompt absolument. Ces trois auteurs cités semblent parler du Maghreb
contemporain, ce qui indique bien que l’autoritarisme, dans sa dimension
anthropologique, est universel. Par ailleurs, chaque société invente ses
propres institutions pour résoudre la contradiction gouvernés-gouvernants en
fonction des ressources politiques qu’ont les uns et les autres. L’Europe a mis
longtemps pour passer d’un Etat privatisé par les dynasties royales à une
autorité émanant du suffrage populaire. Cette évolution n’a pas eu pour cause
la volonté de dirigeants raisonnables et éclairés ; elle a été l’œuvre du
mouvement social qui, de mobilisations populaires en mobilisations populaires,
a arraché les libertés publiques et l’institutionnalisation de l’autorité, rendant
illégal l’abus de pouvoir ou son détournement à des fins privées. Cette
institutionnalisation est l’expression d’un rapport de force entre gouvernés et
gouvernants.
Prenons
le cas de l’Algérie. Qu’est-ce qui s’oppose à la construction de l’Etat de
droit ? Deux facteurs essentiellement : les représentations
culturelles d’un ordre politique méta-social et la nature rentière de
l’économie. Le premier retarde l’exigence du contrôle institutionnel de
l’autorité parce que la population n’a pas pris conscience qu’elle est source
de pouvoir et que l’autorité est un bien public qui lui appartient. Les
Européens ont opéré cette révolution intellectuelle il y a seulement deux
siècles, et tout indique que le processus est en cours en Algérie. Le second
facteur, favorisé par l’existence de revenus financiers externes, donc non
produits localement, incite les dirigeants à utiliser l’argent public pour se
maintenir à la tête de l’Etat. De ce
point de vue, la manne pétrolière est un obstacle quasi-absolu à la
démocratisation. Dans un pays pétrolier, le gouvernement ne dépend pas du
travail local de la population, c’est plutôt la population qui dépend du
gouvernement. Par conséquent, la différence avec l’Occident est historique et
les spécificités culturelles ne renvoient pas à une essence immuable qui ferait
que l’Algérie soit hostile à la modernité et à la démocratie.
Le
problème politique au Maghreb est que le pouvoir exécutif ne veut pas de
concurrents ni de limites institutionnelles. Il s’est subordonné le pouvoir
législatif ; il refuse l’autonomie du pouvoir judiciaire ; il limite
les prérogatives des partis et des syndicats, etc. Cette hégémonie provient de
l’anthropologie de l’Homme, mais aussi de l’histoire du Maghreb dont le
nationalisme avait pour objectif de créer un pouvoir exécutif national à la
place du pouvoir exécutif colonial. Les nationalistes maghrébins abordaient la
question de l’Etat indépendant en termes de souveraineté nationale détenue par
la suite par la monarchie au Maroc, par l’armée en Algérie et par le Combattant
suprême en Tunisie.
Comme
idéologie et comme mouvement populaire de mobilisation anticoloniale, le
nationalisme avait pour objectif la création d’un pouvoir central qui
représente la nation et les nationalistes ne se sont pas posé la question de la
nature du pouvoir à mettre en place, mais il était explicite que ce serait un
pouvoir exécutif.
Au Maroc, à l’indépendance, la monarchie est sortie renforcée de l’épreuve
coloniale : elle possédait désormais un appareil administratif et policier
qui contrôle tout le territoire, et elle a ajouté à sa légitimité religieuse
une légitimité historique. De ce point de vue, Gellner avait raison de dire que
le Protectorat avait renforcé le Makhzen. La période coloniale a re-légitimé la
monarchie à qui il est revenu la tâche de créer l’Etat indépendant sur la base
du contrôle du pouvoir exécutif et en se subordonnant les branches législative
et judiciaire. L’Etat marocain présente les traits d’une monarchie européenne
du XVIIIèm siècle ou du XIXèm siècle, un Etat où le législatif et le judiciaire
ne sont pas autonomes. Dans un discours prononcé en mai 1977, le roi Hassan II
a déclaré qu’il n’y aura jamais au Maroc de séparation des pouvoirs de son
vivant. De ce point de vue, le Maroc n’est pas un « lieu compliqué »
pour une réflexion politique. Cette situation est susceptible d’évoluer selon
les rapports de force, et il n’est pas exclu que le Maroc devienne une
monarchie constitutionnelle comme l’Espagne voisine, si les révoltes arabes
débouchent sur un Etat de droit en Tunisie et en Egypte.
En
Algérie, c’est la même situation avec l’armée qui se considère comme source de
légitimité et qui désigne des civils pour diriger l’administration. Là aussi,
le pouvoir exécutif, qui incarne l’unité de la nation, refuse l’indépendance de
la justice et l’élection d’une Assemblée nationale souveraine. L’Etat au
Maghreb est souverain dans le sens que donnent à ce concept les relations
internationales. Souverain sur le plan international, cet Etat refuse que le
peuple soit souverain sur le plan interne. Est-ce que la structure des groupes
sociaux et la culture politique au Maghreb sont-elles compatibles avec
l’existence d’un Etat où la souveraineté appartient au peuple ? Du point
de vue théorique, tant que la souveraineté n’appartient pas au peuple qui
l’exercerait à travers des élections libres, l’Etat de droit auquel aspirent
les populations n’existera pas. L’Etat au Maghreb n’assure pas la protection
des droits des individus ; il incarne l’indépendance – formelle et de
moins en moins réelle dans le contexte de la mondialisation – de la
collectivité politique dont les frontières ont été tracées durant la période
coloniale. Le pouvoir central maintient un minimum d’ordre social en utilisant
la force publique (armée, police, justice, douanes…), mais cette force n’est
pas contrôlée par des institutions représentatives de la population. La force
publique, remplissant les fonctions de l’Etat, est privatisée par une famille
royale, une caste militaire ou un appareil policier.
Au
Maroc, en Algérie ou en Tunisie, les administrés sont livrés à l’arbitraire des
employés de l’administration qui usent et abusent de leurs pouvoirs. La
corruption est une pratique courante, et les individus ont besoin de protection
clientéliste dans l’Etat parce que la nature du régime politique ne permet pas
de porter plainte contre un fonctionnaire. Les rapports entre l’administration
et les administrés obéissent à la violence, physique et symbolique, et au
clientélisme. Cette situation de déséquilibre entre les gouvernants et les
gouvernés est au cœur des révoltes arabes qui ont commencé en Tunisie en
décembre 2010. Le soulèvement indique que les appétits du pouvoir exécutif ont
étouffé l’Etat qui n’arrive pas à jouer son rôle de gestionnaire de l’espace
public.
L’Etat
au Maghreb est un patrimoine privé comme par le passé en Europe de l’Ouest qui
a connu plus tard la dé-patrimonialisation de l’autorité publique, la
représentativité des groupes sociaux dans les institutions, l’exercice du droit
de vote, l’indépendance de la justice, etc. Si l’Etat en Europe a eu une
naissance tumultueuse, marquée par les conflits et la protestation violente,
pourquoi en serait-il autrement pour les pays du Tiers Monde, dans des
conditions encore plus défavorables du fait de la mondialisation et des
interférences des puissances occidentales ? Dans ces derniers pays, il y a
deux processus à l’œuvre. Le premier est celui de l’affirmation d’un pouvoir
central qui tente d’exercer le monopole sur la violence, sur l’éducation et sur
le droit. La majorité des pays du Tiers Monde a atteint ce seuil, à l’exception
de ceux que la littérature américaine appelle les « failed States ».
Le second processus est celui de l’intégration des populations dans le champ de
l’Etat, et donc de la sortie du néo-patrimonialisme. Les révoltes arabes ont
enclenché ce processus dans la région, même si les acteurs, notamment les
islamistes, utilisent des mots d’ordre qui contredisent cet objectif. Il peut
sembler que cette présentation soit développementaliste ou linéaire ou encore
occidentalocentriste. Il n’en est rien parce que les populations des pays
maghrébins aspirent à une nation organisée en Etat de droit, avec la condition
qu’il soit compatible avec le vécu culturel et religieux. Est-ce
possible ? Ceci est un autre débat, et nous avons souligné précédemment
les contradictions entre les aspirations et les attentes sociales des
populations du Tiers Monde. Le fait à retenir est que dans ces attentes
sociales, il y une demande d’Etat, c’est-à-dire des institutions
représentatives et des rapports d’autorité non personnalisés.
Ce à
quoi nous assistons aujourd’hui au Maroc, en Tunisie et en Algérie, c’est la
résistance du pouvoir exécutif qui veut exercer toutes les prérogatives de
l’Etat et qui refuse que la source de la légitimité soit la population. C’est
ce qui explique les conflits, la violence, le malaise, même si les discours des
protestataires ne revendiquent pas clairement l’exercice de la souveraineté par
le peuple. Cette revendication est voilée par la demande de justice véhiculée
notamment par le discours islamiste, par la condamnation de la corruption et
des inégalités sociales. Il y a un mécontentement populaire que le pouvoir
exécutif dissuade de s’organiser en mouvement politique en utilisant la
violence de l’Etat, ce qui signifie que la lutte pour le pouvoir est incessante
et qu’elle est en rapport avec les attentes sociales de la population. Les
contestataires utilisent des ressources identitaires dans la mobilisation, et cela donne l’impression
que l’unité de la nation est menacée. Mais c’est seulement une impression parce
que les espaces de la contestation légale étant fermés, la protestation se
saisit de l’islam ou de la berbérité pour rassembler le plus grand nombre sur
la base des émotions. Cependant, la question fondamentale est relative à la
capacité des groupes sociaux en Afrique du Nord à concevoir un imaginaire
politique désenchanté où le discours désigne directement ce qui est
véritablement en jeu : l’exercice de la souveraineté. De ce point de vue,
ce ne sont pas les masses qui sont absentes ; ce sont plutôt les élites
qui, jusque-là, ont soit rallié le populisme des masses, soit servi le pouvoir
central en contrepartie de gratifications matérielles et symboliques. Elles
n’ont pas fourni de discours mobilisateur en prise avec la réalité ; elles
n’ont pas indiqué le sens des perspectives historiques, elles n’ont pas
contribué à répandre une culture générale scientifique qui découragerait les
utopies millénaristes et les mythologies. L’origine de la panne de la
construction de l’Etat de droit est à rechercher aussi dans cette
direction.
J'ai bien aimé chez Gellner, la religion et le profane. son analyse des mécanisme de fonctionnement des sociétés maghrébines. le maghrébin en général explique son environnement par le reflet de la religion (soufisme ou salafisme ou islam citadin)sur sa pensée et son comportement. M.BOUATROUS Noureddine
RépondreSupprimerBonjour Bouatrous,
SupprimerGellner était admiratif de la Nahda et des oulémas qu'il considérait comme les "protestants" de l'islam, source de modernité politico-religieuse. Cette analyse date des années 1950 et 1960. Dans les années 1980, il dit ne pas comprendre pourquoi les sociétés musulmanes post-coloniales ont donné naissance à l'islam politique.
Bonjour Mr ADDI,
RépondreSupprimerPuisque l’échec est l’échec de l’élite incapable de donner du sens des perspectives historiques, est ce que le constat est appliqué pour toutes les élites? Est ce les "élites diasporiques", qui ont fuit contre leur gré leur patrie, le cas de l’Algérie, n'est pas une forme de fuir les hégémonies avec toutes ses formes ( politiques, idéologiques et sociales), et sauver leur vocation? Ou, sont-elles aussi égoïstes dans leur "projet" migratoire?
Cordialement.Karim KHALED. CREAD
Quand j'observe les conduites des élites politiques, j'ai la certitude de lire les rapports établis entre, d'un côté, les tribus makhzen comme les douairs et zmalas et, de l'autre, les tribus raia ou, de façon plus générale l'ordre dominant pendant la régence.Les similitudes sont frappantes puisqu'on retrouve jusqu'aux ordres maraboutiques qui sont réinsérés dans le champ politique officiel.
RépondreSupprimerDans ces conditions, qui de la société ou de ses élites sont à moderniser ? C'est l'histoire qui semble prise à revers quand on compare avec la naissance de l'état et de la nation en europe.
Ouas Ziani